REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1866

Allan Kardec

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Août

Mahomet et l'Islamisme

Il y a quelquefois sur les hommes et sur les choses des opinions qui s'accréditent et passent à l'état d'idées reçues, quelque erronées qu'elles soient, parce qu'on trouve plus commode de les accepter toutes faites. Ainsi en est-il de Mahomet et de sa religion, dont on ne connaît guère que le côté légendaire. L'antagonisme des croyances, soit par esprit de parti, soit par ignorance, s'est en outre plu à en faire ressortir les points les plus accessibles à la critique, laissant souvent à dessein dans l'ombre les parties favorables. Quant au public impartial et désintéressé, il faut dire à sa décharge, qu'il a manqué des éléments nécessaires pour juger par lui-même. Les ouvrages qui auraient pu l'éclairer, écrits dans une langue à peine connue de quelques rares savants, lui étaient inaccessibles ; et comme, en définitive, il n'y allait pour lui d'aucun intérêt direct, il a cru sur parole ce qu'on lui en a dit, sans en demander davantage. Il en est résulté que l'on s'est fait sur le fondateur de l'islamisme des idées souvent fausses ou ridicules, basées sur des préjugés qui ne trouvaient aucun correctif dans la discussion.

Les travaux persévérants et consciencieux de quelques savants orientalistes modernes, tels que Caussin de Perceval, en France, le docteur W. Muir, en Angleterre, G. Weil et Sprenger, en Allemagne, permettent aujourd'hui d'envisager la question sous son véritable jour[1]. Grâce à eux, Mahomet nous apparaît tout autre que ne l'ont fait les récifs populaires. La place considérable que sa religion occupe dans l'humanité, et son influence politique, font aujourd'hui de cette étude une nécessité. La diversité des religions a été pendant longtemps une des principales causes d'antagonisme entre les peuples ; au moment où ils ont une tendance manifeste à se rapprocher, à faire disparaître les barrières qui les séparent, il est utile de connaître ce qui, dans leurs croyances, peut favoriser ou retarder l'application du grand principe de fraternité universelle. De toutes les religions, l'islamisme est celle qui, au premier abord, semble renfermer les plus grands obstacles à ce rapprochement ; à ce point de vue, comme on le voit, ce sujet ne saurait être indifférent aux Spirites, et c'est la raison pour laquelle nous croyons devoir le traiter ici.

On juge toujours mal une religion, si l'on prend pour point de départ exclusif ses croyances personnelles, car alors il est difficile de se défendre d'un sentiment de partialité dans l'appréciation des principes. Pour en comprendre le fort et le faible, il faut la voir d'un point plus élevé, embrasser l'ensemble de ses causes et de ses effets. Si l'on se reporte au milieu où elle a pris naissance, on y trouve presque toujours, sinon une justification complète, du moins une raison d'être. Il faut surtout se pénétrer de la pensée première du fondateur et des motifs qui l'ont guidé. Loin de nous l'intention d'absoudre Mahomet de toutes ses fautes, ni sa religion de toute les erreurs qui blessent le plus vulgaire bon sens ; mais nous devons à la vérité de dire qu'il serait aussi peu logique de juger cette religion d'après ce que le fanatisme en a fait, qu'il le serait de juger le christianisme d'après la manière dont quelques chrétiens la pratiquent. Il est bien certain que, si les musulmans suivaient en esprit le Coran que le Prophète leur a donné pour guide, ils seraient, à plus d'un égard, tout autre qu'ils ne sont. Cependant ce livre, si sacré pour eux, qu'ils ne le touchent qu'avec respect, ils le lisent et relisent sans cesse ; les fervents le savent même par cœur ; mais combien y en a-t-il qui le comprennent ? Ils le commentent, mais au point de vue d'idées préconçues, dont ils se feraient un cas de conscience de s'écarter ; ils n'y voient donc que ce qu'ils veulent y voir. Le langage figuré permet d'ailleurs d'y trouver tout ce qu'on veut, et les prêtres qui, là comme ailleurs, gouvernent par la foi aveugle, ne cherchent pas à y trouver ce qui pourraient les gêner. Ce n'est donc pas auprès des ulémas qu'il faut aller s'enquérir de l'esprit de la loi de Mahomet.

Les chrétiens aussi ont l'Évangile, bien autrement explicite que le Coran, comme code de morale, ce qui n'empêche pas qu'au nom de ce même Évangile, qui commande d'aimer même ses ennemis, on a torturé et brûlé des milliers de victimes, et que d'une loi toute de charité on s'est fait une arme d'intolérance et de persécution. Peut-on exiger que des peuples encore à demi barbares fassent une interprétation plus saine de leurs Écritures sacrées que ne le font des chrétiens civilisés ?

Pour apprécier l'œuvre de Mahomet, il faut remonter à la source, connaître l'homme et le peuple qu'il s'était donné pour mission de régénérer, et alors seulement on comprend que, pour le milieu où il vivait, son code religieux était un progrès réel. Jetons d'abord un coup d'œil sur la contrée.

De temps immémorial l'Arabie était peuplée d'une multitude de tribus, presque toutes nomade, et perpétuellement en guerre les unes avec les autres, suppléant par le pillage au peu de richesses que procurait un travail pénible sous un climat brûlant. Les troupeaux étaient leur principale ressource ; quelques-unes s'adonnaient au commerce qui se faisait par caravanes partant chaque année du Sud pour aller en Syrie ou en Mésopotamie. Le centre de la presqu'île étant à peu près inaccessible, les caravanes s'éloignaient peu des bords de la mer ; les principales suivaient le Hidjâz, contrée qui forme, sur les bords de la mer Rouge, une bande étroite, longue de cinq cents lieues, et séparée du centre par une chaîne de montagnes, prolongement de celles de la Palestine. Le mot arabe Hidjâz signifie barrière, et se disait de la chaîne de montagnes qui borde cette contrée et la sépare du reste de l'Arabie. Le Hidjâz et l'Yémen au sud, sont les parties les plus fertiles ; le centre n'est à peu de chose près qu'un vaste désert.

Ces tribus avaient établi des marchés où l'on se rendait de toutes les parties de l'Arabie ; là se réglaient les affaires communes ; les tribus ennemies échangeaient leurs prisonniers de guerre, et vidaient souvent leurs différents par arbitres. Chose singulière, ces peuplades, toutes barbares qu'elles étaient, se passionnaient pour la poésie. Dans ces lieux de réunion, et pendant les intervalles de loisir que laissait le soin des affaires, il y avait assaut entre les poètes les plus habiles de chaque tribu ; le concours était jugé par les assistants, et c'était pour une tribu un grand honneur de remporter la victoire. Les poésies d'un mérite exceptionnel étaient transcrites en lettres d'or, et attachées aux murs sacrés de la Caaba, à la Mecque, d'où leur est venu le nom de Moudhahabat, ou poèmes dorés.

Comme pour se rendre à ces marchés annuels et en revenir avec sécurité il fallait un certain temps, il y avait quatre mois de l'année où les combats étaient interdits, et où l'on ne pouvait inquiéter les caravanes et les voyageurs. Combattre pendant ces mois réservés était regardé comme un sacrilège qui provoquait les plus terribles représailles.

Les points de station des caravanes, qui s'arrêtaient dans les lieux où elles trouvaient de l'eau et des arbres, devinrent des centres où se formèrent peu à peu des villes, dont les deux principales, dans le Hidjâz, sont la Mecque et Yathrib, aujourd'hui Médine.

La plupart de ces tribus prétendaient descendre d'Abraham ; aussi ce patriarche était-il en grand honneur parmi elles. Leur langue, par ses rapports avec l'hébreu, attestait en effet une communauté d'origine entre le peuple arabe et le peuple juif ; mais il ne paraît pas moins certain que le midi de l'Arabie a eu ses habitants indigènes.

C'était, parmi ces peuplades, une croyance tenue pour avérée que la fameuse source de Zemzem, dans la vallée de la Mecque, était celle que fit jaillir l'ange Gabriel, lorsque Agar, perdue dans le désert, allait périr de soif avec son fils Ismaël. La tradition rapportait également qu'Abraham, étant venu voir son fils exilé, avait construit de ses propres mains, non loin de cette source, la Caaba, maison carrée de neuf coudées de haut sur trente-deux de long et vingt-deux de large[2]. Cette maison, religieusement conservée, devint un lieu de grande dévotion, que l'on se faisait un devoir de visiter, et qui fut transformée en temple. Les caravanes s'y arrêtaient naturellement, et les pèlerins profitaient de leur compagnie pour voyager avec plus de sécurité. C'est ainsi que les pèlerinages de la Mecque ont existé de temps immémorial ; Mahomet n'a fait que consacrer et rendre obligatoire un usage établi. Il eut pour cela un but politique que nous verrons plus tard.

A l'un des angles extérieurs du temple était incrustée la fameuse pierre noire, apportée des cieux, dit-on, par l'ange Gabriel, pour marquer le point où doivent commencer les tournées que les pèlerins doivent accomplir sept fois autour de la Caaba. On prétend que, dans l'origine, cette pierre était d'une blancheur éblouissante, mais que les attouchements des pécheurs l'ont noircie. Au dire des voyageurs qui l'ont vue, elle n'a pas plus de six pouces de haut sur huit de long ; il paraîtrait que c'est un simple morceau de basalte, ou peut-être un aérolithe, ce qui expliquerait son origine céleste selon les croyances populaires.

La Caaba, construite par Abraham, n'avait pas de porte qui la fermât, et elle était au niveau du sol ; détruite par l'irruption d'un torrent vers l'an 150 de l'ère chrétienne, elle fut reconstruite, et élevée au-dessus du sol pour la mettre à l'abri de pareils accidents ; environ cinquante ans plus tard, un chef de tribu de l'Yémen y mit une couverture d'étoffes précieuses, et y fit poser une porte avec une serrure pour mettre en sûreté les dons précieux qu'accumulait sans cesse la piété des pèlerins.

La vénération des Arabes pour la Caaba et le territoire qui l'environnait était si grande, qu'ils n'avaient pas osé y construire d'habitations. Cette enceinte si respectée, appelée le Haram, comprenait toute la vallée de la Mecque, dont la circonférence est d'environ quinze lieues. L'honneur de garder ce temple vénéré était très envié ; les tribus se le disputaient, et le plus souvent cette attribution était un droit de conquête. Au cinquième siècle, Cossayy, chef de la tribu des Coraychites, cinquième ancêtre de Mahomet, étant devenu maître du Haram, et ayant été investi du pouvoir civil et religieux, se fit construire un palais à côté de la Caaba, et permit à ceux de sa tribu de s'y établir. C'est ainsi que fut fondée la ville de la Mecque. Il paraît que ce fut lui qui, le premier, fit mettre à la Caaba une couverture en bois. La Caaba est aujourd'hui dans l'enceinte d'une mosquée, et la Mecque une ville d'environ quarante mille habitants, après en avoir eu, dit-on, cent mille.

Dans le principe, la religion des Arabes consistait dans l'adoration d'un Dieu unique, aux volontés duquel l'homme doit être complètement soumis ; cette religion, qui était celle d'Abraham, s'appelait Islam, et ceux qui la professaient se disaient Musulmans, c'est-à-dire soumis à la volonté de Dieu. Mais peu à peu le pur Islam dégénéra en une grossière idolâtrie ; chaque tribu eut ses dieux et ses idoles, qu'elle défendait à outrance par les armes, pour prouver la supériorité de leur pouvoir ; ce fut là, bien souvent entre elles, les causes ou le prétexte de guerres longues et acharnées.

La foi d'Abraham avait donc disparu chez ces peuples, malgré le respect qu'ils conservaient pour sa mémoire, ou du moins elle avait été tellement défigurée, qu'elle n'existait plus en réalité. La vénération pour les objets regardés comme sacrés était descendue au plus absurde fétichisme ; le culte de la matière avait remplacé celui de l'esprit ; on attribuait un pouvoir surnaturel aux objets les plus vulgaires consacrés par la superstition, à une image, une statue ; la pensée ayant abandonné le principe pour son symbole, la piété n'était plus qu'une série de pratiques extérieures minutieuses, dont la moindre infraction était regardée comme un sacrilège.

Cependant on trouvait encore dans certaines tribus quelques adorateurs du Dieu unique, hommes pieux qui pratiquaient la plus entière soumission à sa volonté suprême, et repoussaient le culte des idoles ; on les appelait Hanyfes ; c'étaient les vrais musulmans, ceux qui avaient conservé la foi pure de l'Islam ; mais ils étaient peu nombreux et sans influence sur l'esprit des masses. Des colonies juives s'étaient depuis longtemps établies dans le Hydjâz et y avaient conquis un certain nombre de prosélytes au judaïsme, principalement parmi les hanyfes. Le christianisme y eut aussi ses représentants et ses propagateurs dans les premiers siècles de notre ère, mais ni l'une ni l'autre de ces deux croyances n'y produisirent des racines profondes et durables ; l'idolâtrie était restée la religion dominante ; elle convenait mieux, par sa diversité, à l'indépendance turbulente et à la division infinie des tribus, qui la pratiquaient avec le plus violent fanatisme. Pour triompher de cette anarchie religieuse et politique, il fallait un homme de génie, capable de s'imposer par son énergie et sa fermeté, assez habile pour faire la part des mœurs et du caractère de ces peuples, et dont la mission fût relevée à leurs yeux par le prestige de ses qualités de prophète. Cet homme fut Mahomet.

Mahomet est né à la Mecque le 27 août 570 de l'ère chrétienne, dans l'année dite de l'éléphant. Ce n'était point, comme on le croit vulgairement, un homme d'une condition obscure. Il appartenait, au contraire, à une famille puissante et considérée de la tribu des Coraychites, l'une des plus importantes de l'Arabie, et celle qui dominait alors à la Mecque. On le fait descendre en ligne directe d'Ismaël, fils d'Abraham, et d'Agar. Ses derniers ancêtres, Cossayy, Abd-Ménab, Hachim et Abd-el-Moutalib son grand-père, s'étaient illustrés par d'éminentes qualités et les hautes fonctions qu'ils avaient remplies. Sa mère, Amina, était d'une noble famille coraychite et descendait aussi de Cossayy. Son père Abd-Allah, étant mort deux mois avant sa naissance, il fut élevé avec beaucoup de tendresse par sa mère, qui le laissa orphelin à l'âge de six ans ; puis par son grand-père Abd-el-Moutalib, qui l'affectionnait beaucoup et se plaisait souvent à lui prédire de hautes destinées, mais qui, lui-même, mourut deux ans après.

Malgré le rang qu'avait occupé sa famille, Mahomet passa son enfance et sa jeunesse dans un état voisin de la misère ; sa mère lui avait laissé pour tout héritage un troupeau de moutons, cinq chameaux et une fidèle esclave noire, qui l'avait soigné, et pour laquelle il conserva toujours un vif attachement. Après la mort de son grand-père il fut recueilli par ses oncles, dont il garda les troupeaux jusqu'à l'âge de vingt ans ; il les accompagnait aussi dans leurs expéditions guerrières contre les autres tribus ; mais, étant d'une humeur douce et pacifique, il n'y prenait point une part active, sans cependant fuir ni redouter le danger, et se bornait à aller ramasser leurs flèches. Lorsqu'il fut parvenu au faîte de sa gloire, il se plaisait à rappeler que Moïse et David, tous deux prophètes, avaient été bergers comme lui.

Il avait l'esprit méditatif et rêveur ; son caractère, d'une solidité et d'une maturité précoces, joint à une extrême droiture, à un parfait désintéressement et à des mœurs irréprochables, lui acquirent une telle confiance de la part de ses compagnons qu'ils le désignaient par le surnom d'El-Amîn, « l'homme sûr, l'homme fidèle ; » et, quoique jeune et pauvre, on le convoquait aux assemblées de la tribu pour les affaires les plus importantes. Il faisait partie d'une association formée entre les principales familles coraychites en vue de prévenir les désordres de la guerre, de protéger les faibles et de leur faire rendre justice. Il se fit toujours gloire d'y avoir concouru, et, dans les dernières années de sa vie, il se regardait comme toujours lié par le serment qu'il avait prêté à ce sujet dans sa jeunesse. Il disait qu'il était prêt à répondre à l'appel que lui ferait l'homme le plus obscur au nom de ce serment, et qu'il ne voudrait pas, pour les plus beaux chameaux de l'Arabie, manquer à la foi qu'il avait jurée. Par ce serment, les associés juraient devant une divinité vengeresse, qu'ils prendraient la défense des opprimés, et qu'ils poursuivraient la punition des coupables tant qu'il y aurait une goutte d'eau dans l'Océan.

Au physique, Mahomet était d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, fortement constitué ; la tête très grosse ; sa physionomie, empreinte d'une gravité douce, sans être belle, était agréable et respirait le calme et la tranquillité.

A l'âge de vingt-cinq ans il épousa sa cousine Khadidja, riche veuve, plus âgée que lui d'au moins quinze ans, dont il avait conquis la confiance par la probité intelligente qu'il avait déployée dans la conduite d'une de ses caravanes. C'était une femme supérieure ; cette union, qui dura vingt-quatre ans et ne finit qu'à la mort de Khadidja, à l'âge de soixante-quatre ans, fut constamment heureuse ; Mahomet en avait alors quarante-neuf, et cette perte lui causa une douleur profonde.

Après la mort de Khadidja, ses mœurs chargèrent ; il épousa plusieurs femmes ; il en eut jusqu'à douze ou treize en légitime mariage, et à sa mort il laissa neuf veuves. Ce fut incontestablement là un tort capital, dont nous verrons plus tard les fâcheuses conséquences.

Jusqu'à l'âge de quarante ans sa vie paisible n'offre rien de saillant. Un seul fait le tira un instant de l'obscurité ; il avait alors trente-cinq ans. Les Coraychites résolurent de rebâtir la Caaba, qui menaçait ruine. Ce ne fut qu'à grande peine qu'on apaisa, par la répartition des travaux, les différends suscités par la rivalité des familles qui voulaient y participer. Ces différends se réveillèrent avec une extrême violence quand il s'agit de replacer la fameuse pierre noire ; personne ne voulant céder son droit, les travaux avaient été interrompus, et de toutes parts on courait aux armes. Sur la proposition du doyen d'âge, on convint de s'en rapporter à la décision de la première personne qui entrerait dans la salle des délibérations : ce fut Mahomet. Dès qu'on le vit, chacun s'écria : « El-Amîn ! El-Amîn ! l'homme sûr et fidèle, » et l'on attendit son jugement. Par sa présence d'esprit, il trancha la difficulté. Ayant étendu son manteau par terre, il y posa la pierre, et pria quatre des principaux chefs factieux de le prendre chacun par un coin et de l'élever tous ensemble jusqu'à la hauteur que la pierre devait occuper, c'est-à-dire à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol. Il la prit alors et la posa de sa propre main. Les assistants se déclarèrent satisfaits, et la paix fut rétablie.

Mahomet se plaisait à se promener seul aux environs de la Mecque, et, chaque année, pendant les mois sacrés de trêve, il se retirait sur le mont Hira, dans une grotte étroite, où il se livrait à la méditation. Il avait quarante ans lorsque, dans une de ses retraites, il eut une vision pendant son sommeil. L'ange Gabriel lui apparut, lui montrant un livre qu'il lui enjoignait de lire. Trois fois Mahomet résista à cet ordre, et ce ne fut que pour échapper à la contrainte exercée sur lui qu'il consentit à le lire. A son réveil il sentit, dit-il, « qu'un livre avait été écrit dans son cœur. » Le sens de cette expression est évident ; elle signifie qu'il avait eu l'inspiration d'un livre ; mais plus tard elle fut prise à la lettre, comme il arrive souvent des choses dites en langage figuré.

Un autre fait prouve à quelles erreurs d'interprétation peuvent conduire l'ignorance et le fanatisme. Mahomet dit quelque part, dans le Coran : « N'avons-nous pas ouvert ton cœur, et ôté le fardeau de tes épaules ? » Ces paroles rapprochées d'un accident arrivé à Mahomet lorsqu'il était en nourrice, ont donné lieu à la fable, accréditée chez les croyants, et enseignée par les prêtres comme un fait miraculeux, que deux anges ont ouvert le ventre de l'enfant et enlevé de son cœur une tache noire, signe du péché originel. Faut-il accuser Mahomet de ces absurdités, ou ceux qui ne l'ont pas compris ? Il en est ainsi d'une foule de contes ridicules sur lesquels on l'accuse d'avoir appuyé sa religion. C'est pourquoi nous n'hésitons pas à dire qu'un chrétien éclairé et impartial est plus à même de donner une saine interprétation du Coran qu'un musulman fanatique.

Quoi qu'il en soit, Mahomet fut profondément troublé de sa vision, qu'il s'empressa de raconter à sa femme. Étant retourné sur le mont Hira en proie à la plus vive agitation, il se crut posséder des Esprits malins, et, pour échapper au mal qu'il redoutait, il allait se précipiter du haut d'un rocher, lorsqu'une voix partie du ciel se fit entendre et lui dit : « O Mahomet ! tu es l'envoyé de Dieu ; je suis l'ange Gabriel. » Levant alors les yeux, il vit l'ange sous une forme humaine qui disparut peu à peu à l'horizon. Cette nouvelle vision ne fit qu'augmenter son trouble ; il en fit part à Khadidja, qui s'efforça de le calmer ; mais, peu rassurée elle-même, elle alla trouver son cousin Varaka, vieillard renommé pour sa sagesse et converti au christianisme, qui lui dit : « Si ce que tu viens de me dire est vrai, ton mari est visité par le grand Nâmous, qui jadis a visité Moïse ; il sera le prophète de ce peuple. Annonce-le lui, et qu'il se tranquillise. » A quelque temps de là, Varaka, ayant rencontré Mahomet, se fit raconter ses visions par lui, et lui répéta les paroles qu'il avait dites à sa femme, en ajoutant : « On te traitera d'imposteur ; on te chassera ; on te combattra violemment. Que ne puis-je vivre jusqu'à cette heure pour t'assister dans cette lutte ! »

Ce qui résulte de ces faits et de beaucoup d'autres, c'est que la mission de Mahomet ne fut pas un calcul prémédité de sa part ; elle était avérée pour d'autres qu'elle ne l'était pas encore pour lui ; il fut longtemps à en être persuadé ; mais dès qu'il le fut, il la prit très au sérieux. Pour se convaincre lui-même, il désirait une nouvelle apparition de l'ange, qui se fit attendre deux ans selon les uns, et six mois selon d'autres. C'est cet intervalle d'incertitude et d'hésitation que les musulmans appellent le fitreh ; pendant tout ce temps son esprit fut en proie aux perplexités et aux craintes les plus vives. Il lui semblait qu'il allait perdre la raison, et c'était aussi l'opinion de quelques-uns de ceux qui l'entouraient. Il était sujet à des défaillances et à des syncopes que des écrivains modernes ont attribuées, sans autres preuves que leur opinion personnelle, à des attaques d'épilepsie, et qui pourraient bien plutôt être l'effet d'un état extatique, cataleptique ou somnambulique spontané. Dans ces moments de lucidité extracorporelle, il se produit souvent, comme on le sait, des phénomènes étranges dont le Spiritisme rend parfaitement compte. Aux yeux de certaines gens, il devait passer pour fou ; d'autres voyaient dans ces phénomènes, singuliers pour eux, quelque chose de surnaturel qui plaçait l'homme au-dessus de l'humanité. « Quand on admet l'action le la Providence sur les affaires humaines, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire (page 102), on ne peut se refuser à la trouver aussi dans ces intelligences dominatrices qui apparaissent, de loin en loin, pour éclairer et conduire le reste des hommes. »

Le Coran n'est point une œuvre écrite par Mahomet, à tête reposée et d'une manière suivie, mais le relevé fait par ses amis des paroles qu'il prononçait quand il était inspiré. Dans ces moments, dont il n'était point le maître, il tombait dans un état extraordinaire et très effrayant ; la sueur coulait de son front ; ses yeux devenaient rouges de sang ; il poussait des gémissements, et la crise se terminait le plus souvent par une syncope qui durait plus ou moins longtemps, ce qui lui arrivait quelquefois au milieu de la foule, et même quand il était sur son chameau, aussi bien que dans sa maison. L'inspiration était irrégulière et instantanée, et il ne pouvait prévoir le moment où il en serait saisi.

D'après ce que nous connaissons aujourd'hui de cet état par une foule d'exemples analogues, il est probable que, dans le principe surtout, il n'avait pas conscience de ce qu'il disait, et que si ses paroles n'eussent pas été recueillies, elles auraient été perdues ; mais plus tard, quand il eut pris au sérieux son rôle de réformateur, il est évident qu'il parla plus en connaissance de cause, et mêla aux inspirations le produit de ses propres pensées, selon les lieux et les circonstances, les passions ou les sentiments qui l'agitaient, en vue du but qu'il voulait atteindre, tout en croyant, peut-être de bonne foi, parler au nom de Dieu.

Ces fragments détachés, recueillis à diverses époques, et au nombre de 114, forment dans le Coran autant de chapitres appelés sourates ; ils restèrent épars pendant sa vie, et ce ne fut qu'après sa mort qu'ils furent rassemblés en corps officiel de doctrine, par les soins d'AbouBecr et d'Omar. De ces inspirations soudaines, recueillies à mesure qu'elles avaient lieu, est résulté un défaut absolu d'ordre et de méthode ; les sujets les plus disparates y sont traités pêle-mêle, souvent dans la même sourate, et présentent une telle confusion et de si nombreuses répétitions, qu'une lecture suivie en est pénible et fastidieuse pour tout autre que les fidèles.

Selon la croyance vulgaire, devenue article de foi, les feuilles du Coran ont été écrites dans le ciel et apportées toutes faites à Mahomet par l'ange Gabriel, parce que dans un passage il est dit : « Ton Seigneur est puissant et miséricordieux, et le Coran est une révélation du maître de l'univers. L'Esprit fidèle (l'ange Gabriel) l'a apporté d'en haut, et l'a déposé en ton cœur, ô Mahomet, pour que tu fusses apôtre. » Mahomet s'exprime de la même manière à l'égard du livre de Moïse et de l'Évangile ; il dit (sourate III, verset 2) : « Il a fait descendre d'en haut le Pentateuque et l'Évangile, pour servir de direction aux hommes ; » voulant dire par là que ces deux livres avaient été inspirés par Dieu à Moise et à Jésus, comme il lui avait inspiré le Coran.

Ses premières prédications furent secrètes pendant deux ans, et dans cet intervalle il rallia une cinquantaine d'adeptes parmi les membres de sa famille et ses amis. Les premiers convertis à la foi nouvelle furent Khadidja, sa femme ; Ali, son fils adoptif, âgé de dix ans ; Zeïd, Varaka et Abou-Becr, son ami le plus intime, qui devait être son successeur. Il avait quarante-trois ans quand il commença à prêcher publiquement, et dès ce moment se réalisa la prédiction que lui avait faite Varaka. Sa religion, fondée sur l'unité de Dieu et la réforme de certains abus, étant la ruine de l'idolâtrie et de ceux qui en vivaient, les Coraychites, gardiens de la Caaba et du culte national, se soulevèrent contre lui. D'abord on le traita de fou ; puis on l'accusa de sacrilège ; on ameuta le peuple ; on le poursuivit, et la persécution devint si violente que ses partisans durent, par deux fois, chercher un refuge en Abyssinie. Cependant, aux outrages il opposait toujours le calme, le sang-froid et la modération. Sa secte grandissait, et ses adversaires, voyant qu'ils ne pouvaient la réduire par la force, résolurent de le discréditer par la calomnie. La raillerie et le ridicule ne lui furent pas épargnés. Les poètes, comme on l'a vu, étaient nombreux chez les Arabes ; ils maniaient habilement la satire, et leurs vers étaient lus avec avidité ; c'était le moyen employé par la critique malveillante, et l'on ne manqua pas de s'en servir contre lui. Comme il résistait à tout, ses ennemis eurent enfin recours aux complots pour le faire périr, et il ne put échapper que par la fuite au danger qui le menaçait. C'est alors qu'il se réfugia à Yathrib, appelé depuis Médine (Médinet-en-Nabi, ville du Prophète), l'an 622, et c'est de cette époque que date l'Hégire ou ère des musulmans. Il avait envoyé d'avance dans cette ville, par petites troupes pour ne pas éveiller les soupçons, tous ses partisans de la Mecque, et il se retira le dernier, avec Abou-Becr et Ali, ses disciples les plus dévoués, quand il sut les autres en sûreté.

De cette époque date aussi pour Mahomet une nouvelle phase dans son existence ; de simple prophète qu'il était, il fut contraint de se faire guerrier.

La suite au prochain numéro.



[1]M. Barthélemy Saint-Hilaire, de l'Institut, a résumé ces travaux dans un intéressant ouvrage intitulé : Mahomet et le Coran. 1 vol. in-12. ‑ Prix : 3 fr. 50 c. Librairie Didier.


[2] La coudée équivaut à environ 45 centimètres. C'est une mesure naturelle des plus anciennes, et qui avait pour base la distance du coude à l'extrémité des doigts.



Les prophètes du passé

Un ouvrage intitulé les Prophètes du passé, par Barbey d'Aurévilly, contient l'éloge de Joseph de Maistre et de De Bonald, parce qu'ils sont restés ultramontains toute leur vie, tandis que Chateaubriand y est blâmé et Lamennais insulté et présenté sous un aspect odieux.

Le passage suivant montre dans quel esprit est conçu ce livre.

« Dans ce monde, où l'esprit et le corps sont unis par un indissoluble mystère, le châtiment corporel a sa raison spirituelle d'exister, car l'homme n'a pas charge de dédoubler la création. Eh bien ! si au lieu de brûler les écrits de Luther, dont les cendres retombèrent sur l'Europe comme une semence, on avait brûlé Luther lui-même, le monde était sauvé au moins pour un siècle. Luther brûlé, on va crier ; mais je ne tiens pas essentiellement au fagot, pourvu que l'erreur soit supprimée dans sa manifestation du moment, et dans sa manifestation continue, c'est-à-dire l'homme qui l'a dite ou écrite, et qui l'appelle vérité. Est-ce trop pour les agneaux de l'anarchie que ne bêlent que la liberté ! Un homme de génie, le plus positif qui ait vécu depuis Machiavel, et qui n'était pas du tout catholique, mais au contraire un peu libéral, disait, avec une brutalité d'une décision nécessaire : « Ma politique est de tuer deux hommes, quand il le faut, pour en sauver trois. » Or, en tuant Luther, ce n'est pas trois hommes qu'on sauvait au prix de deux : c'était des milliers d'hommes au prix d'un seul. Du reste, il y a plus que l'économie du sang des hommes, c'est le respect de la conscience et de l'intelligence du genre humain. Luther faussait l'une et l'autre. Puis, quand il y a un enseignement et une foi sociale, ‑ c'était le catholicisme alors, ‑ il faut bien les protéger et les défendre, sous peine de périr un jour ou l'autre comme société. De là des tribunaux et des institutions pour connaître des délits contre la foi et l'enseignement. L'inquisition est donc de nécessité logique dans une société quelconque. »

Si les principes que nous venons de citer n'étaient que l'opinion personnelle de l'auteur de cet ouvrage, il n'y aurait pas plus à s'en préoccuper que de maintes autres excentricités ; mais il ne parle pas en son nom seul, et le parti dont il se fait l'organe, en ne les désavouant pas, y donne au moins une adhésion tacite. Du reste, ce n'est pas la première fois que, de nos jours, ces mêmes doctrines sont publiquement préconisées, et il n'est que trop vrai qu'elles constituent encore aujourd'hui l'opinion d'une certaine classe de personnes. Si l'on ne s'en émeut pas davantage, c'est que la société a trop la conscience de sa force pour s'en effrayer. Chacun comprend que de tels anachronismes nuisent avant tout à ceux qui les commettent, car ils creusent plus profondément l'abîme entre le passé et le présent ; ils éclairent les masses et les tiennent en éveil.

L'auteur, comme on le voit, ne déguise pas sa pensée et ne prend pas de précautions oratoires ; il n'y va pas par quatre chemins : « Il aurait fallu brûler Luther ; il faudrait brûler tous les fauteurs d'hérésies pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de la religion. » C'est net et précis. Il est triste, pour une religion, de fonder son autorité et sa stabilité sur de pareils expédients ; c'est montrer peu de confiance en son ascendant moral. Si sa base est la vérité absolue, elle doit défier tous les arguments contraires ; comme le soleil, il doit lui suffire de se montrer pour dissiper les ténèbres. Toute religion qui vient de Dieu n'a rien à craindre du caprice ni de la malice des hommes ; elle puise sa force dans le raisonnement, et s'il était au pouvoir d'un homme de la renverser, ce serait, de deux choses l'une, ou qu'elle ne serait pas l'œuvre de Dieu, ou que cet homme serait plus logique que Dieu, puisque ses arguments prévaudraient sur ceux de Dieu.

L'auteur eût préféré brûler Luther plutôt que ses livres, parce que, dit-il, les cendres de ceux-ci sont retombées sur l'Europe comme une semence. Il convient donc que les auto‑da‑fé de livres profitent plus à l'idée qu'on veut détruire qu'ils ne lui nuisent ; c'est là une grande et profonde vérité constatée par l'expérience. Aussi brûler l'homme lui semble plus efficace, car, selon lui, c'est arrêter le mal dans sa source. Mais croit-il donc que les cendres de l'homme sont moins fécondes que celles des livres ? A-t-il réfléchi à tous les rejetons qu'ont produits celles des quatre cent mille hérétiques brûlés par l'Inquisition, sans compter le nombre bien autrement grand de ceux qui ont péri dans d'autres supplices ? Les livres brûlés ne donnent que des cendres ; mais les victimes humaines donnent du sang qui fait des taches indélébiles et retombe sur ceux qui le répandent. C'est de ce sang qu'est sortie la fièvre d'incrédulité qui tourmente notre siècle, et si la foi s'éteint, c'est qu'on a voulu la cimenter par le sang, et non par l'amour de Dieu. Comment aimer un Dieu qui fait brûler ses enfants ? Comment croire à sa bonté, si la fumée des victimes est un encens qui lui est agréable ? Comment croire à sa puissance infinie, s'il a besoin du bras de l'homme pour faire prévaloir son autorité par la destruction ?

Ce n'est pas là la religion, dira-t-on, c'est l'abus. Si telle était en effet l'essence du christianisme, il n'aurait rien à envier au paganisme, même pour les sacrifices humains, et le monde n'eût guère gagné au change. Oui, certes, c'est l'abus ; mais quand l'abus est l'ouvrage de chefs qui ont autorité, qui en font une loi et le présentent comme la plus sainte orthodoxie, il ne faut pas s'étonner si, plus tard, les masses peu éclairées confondent le tout dans la même réprobation. Or, ce sont précisément les abus qui ont engendré les réformes, et ceux qui les ont préconisés recueillent ce qu'ils ont semé.

Il est à remarquer que les neuf dixièmes des trois cent soixante et quelques sectes qui ont divisé le christianisme depuis son origine, ont eu pour but de se rapprocher des principes évangéliques ; d'où il est rationnel de conclure que, si l'on ne s'en était pas écarté, ces sectes ne se seraient pas formées. Et par quelles armes les a-t-on combattues ? Toujours par le fer, le feu, les proscriptions et les persécutions : tristes et pauvres moyens de convaincre ! C'est dans le sang qu'on a voulu les étouffer. A défaut de raisonnement, la force a pu triompher des individus, les détruire, les disperser, mais elle n'a pu anéantir l'idée ; c'est pourquoi on la voit, à quelques variantes près, incessamment reparaître sous d'autres noms ou celui de nouveaux chefs.

L'auteur de ce livre en est, comme on l'a vu, pour les remèdes héroïques. Cependant, comme il craint que l'idée de brûler ne fasse crier dans le siècle où nous sommes, il déclare « ne pas tenir essentiellement au fagot, pourvu que l'erreur soit supprimée dans sa manifestation du moment et dans sa manifestation continue, c'est-à-dire l'homme qui l'a dite ou écrite, et qui l'appelle vérité. » Ainsi, pourvu que l'homme disparaisse, peu lui importe la manière ; on sait que les ressources ne manquent pas : la fin justifie le moyen. Voilà pour la manifestation du moment ; mais, pour que l'erreur soit détruite dans sa manifestation continue, il faut nécessairement faire disparaître tous les adhérents qui n'auront pas voulu se rendre de bonne volonté. On voit que cela nous conduit loin. Du reste, si le moyen est dur, il est infaillible pour se débarrasser de toute opposition.

De telles idées, dans le siècle où nous sommes, ne peuvent être que des importations et des réminiscences d'existences précédentes. Quant aux agneaux qui bêlent la liberté, c'est encore là un anachronisme, un souvenir du passé : jadis ils ne pouvaient en effet que bêler ; mais aujourd'hui les agneaux sont devenus béliers : ils ne bêlent plus la liberté, ils la prennent.

Voyons cependant si, en brûlant Luther, on eût arrêté le mouvement dont il fut l'instigateur. L'auteur ne paraît pas en être bien certain, puisqu'il dit : « Le monde était sauvé, au moins pour un siècle. » Un siècle de répit, voilà donc tout ce qu'on aurait gagné ! Et pourquoi cela ? En voici la raison.

Si les réformateurs n'exprimaient que leurs idées personnelles, ils ne réformeraient rien du tout, parce qu'ils ne trouveraient point d'échos ; un homme seul est impuissant à remuer les masses, si les masses sont inertes et ne sentent en elles aucune fibre vibrer. Il est à remarquer que les grandes rénovations sociales n'arrivent jamais brusquement ; comme les éruptions volcaniques, elles sont précédées de symptômes précurseurs. Les idées nouvelles germent, bouillonnent dans une foule de têtes ; la société est agitée d'une sorte de frémissement qui la met dans l'attente de quelque chose.

C'est à ces époques que surgissent les véritables réformateurs, qui se trouvent ainsi être les représentants, non d'une idée individuelle, mais d'une idée collective, vague, à laquelle le réformateur donne une forme précise et concrète, et il ne réussit que parce qu'il trouve les esprits prêts à la recevoir. Telle était la position de Luther. Mais Luther ne fut ni le premier ni le seul promoteur de la réforme ; avant lui, elle avait eu pour apôtres Wicklef, Jean Huss, Jérôme de Prague : ces deux derniers furent brûlés par ordre du concile de Constance ; les hussites, poursuivis à outrance après une guerre acharnée, furent vaincus et massacrés. Les hommes furent détruits, mais non l'idée, qui fut reprise plus tard sous une autre forme, et modifiée dans quelques détails par Luther, Calvin, Zwingle, etc. ; d'où il est permis de conclure que, si l'on eût brûlé Luther, cela n'eût servi à rien et n'eût pas même donné un siècle de répit, parce que l'idée de la réforme n'était pas dans la seule tête de Luther, mais dans des milliers de têtes, d'où devaient sortir des hommes capables de la soutenir. Ce n'eût été qu'un crime de plus, sans profit pour la cause qui l'eût provoqué ; tant il est vrai que, lorsqu'un courant d'idées nouvelles traverse le monde, rien ne saurait l'arrêter.

En lisant de telles paroles, on les croirait écrites aux époques de fièvre des guerres religieuses, et non dans un temps où l'on juge les doctrines avec le calme de la raison.

Des créations fantastiques de l'imagination

Les visions de Madame Cantianille B…

L'Événement du 19 juin 1866 contient l'article suivant :

« D'étranges faits, encore inexpliqués, se sont produits l'an dernier à Auxerre et ont ému la population. Les partisans du Spiritisme y ont vu des manifestations de leur doctrine, et le clergé les a considérés comme des exemples nouveaux de la possession : on a parlé d'exorcismes, comme si les beaux temps des Ursulines de Loudun étaient revenus. La personne autour de laquelle se faisait tout ce bruit, s'appelait Cantianille B… Un vicaire de la cathédrale de Sens, M. l'abbé Thorey, autorisé par son évêque, constata ces apparentes dérogations aux lois naturelles. Cet ecclésiastique publie aujourd'hui, sous ce titre : Rapports merveilleux de madame Cantianille B… avec le monde surnaturel, le résultat de ses observations. Il nous apporte une épreuve de son travail, et c'est avec plaisir que nous en détachons un morceau curieux à divers titres.

Dans sa préface, l'auteur, après avoir exposé le plan de son livre, ajoute :

Que mon lecteur, en parcourant ces pages, veuille bien ne pas précipiter son jugement ; ces faits lui paraîtront sans doute incroyables, mais je le prie de se rappeler que nous affirmons avec serment, Cantianille et moi, la vérité de ces faits. Dans le récit qui va suivre, rien d'exagéré ni d'inventé à plaisir, tout y est parfaitement exact.

D'ailleurs, ces faits, ces manifestations prodigieuses du monde supérieur, se reproduisant tous les jours, et toutes les fois que je le désire, nous ne demandons pas qu'on nous croie sur notre simple affirmation ; au contraire, nous demandons instamment qu'on les étudie ; qu'il se forme des réunions d'hommes compétents, ne désirant que la vérité et disposés à la chercher loyalement ; toutes ces merveilles se reproduiront devant eux et autant de fois que ce sera nécessaire pour les convaincre. Nous en prenons l'engagement.

Puissent les esprits à idées larges considérer ce livre comme une bonne nouvelle ! »

Dans le courant de l'ouvrage, Cantianille B… raconte elle-même comment elle devint membre et présidente d'une société d'Esprits, en 1840, pendant son séjour dans un couvent de religieuses :

Ossian (Esprit de second ordre), étant venu comme d'habitude me prendre au couvent, je me trouvai aussitôt transportée au milieu de la réunion. Il me déposa sur un trône où les applaudissements les plus bruyants accueillirent mon apparition.

On me fit faire le serment ordinaire : Je jure d'offenser Dieu par tous les moyens possibles et de ne reculer devant rien pour faire triompher l'enfer sur le ciel. J'aime Satan ! Je hais Dieu ! Je veux la chute du ciel et le règne de l'enfer !…

Après quoi, chacun vint me féliciter et m'encourager à me montrer forte dans les épreuves qui me restaient à subir. Je le promis.

Ces cris, ce tumulte, cet empressement de chacun, la musique et les gerbes de feu qui éclairaient la salle, tout m'électrisait, m'enivrait !… Je m'écriai donc d'une voix forte : « Je suis prête ; je ne crains pas vos épreuves ; vous aller voir si je suis digne d'être des vôtres. » Aussitôt, tout bruit cessa, toute lumière disparut. « Marche, » me dit une voix. J'avançai sans doute dans un étroit corridor, car je sentis de chaque côté comme deux murailles, et ces murailles semblaient se rapprocher de plus en plus. Je crus que j'allais être étouffée, et la terreur s'empara de moi. Je voulus retourner ; mais au même instant je me sentis entre les bras d'Ossian. Il exerça sur tout mon corps une pression si vive, que je jetai un cri perçant. « Tais-toi, me dit-il, ou tu es morte. » Le danger me rendit mon courage…

Non, je ne crierai plus, non, je ne reculerai pas ; » et faisant un effort surhumain, je franchis comme un trait ce long couloir qui devenait à chaque pas plus obscur et plus étroit. Malgré mes efforts, mon épouvante redoublait, et j'allais peut-être m'enfuir, quand tout à coup la terre se dérobant sous mes pieds, je tombai dans un abîme dont je ne pouvais apprécier la profondeur. Je fus un instant étourdie de cette chute, sans cependant me décourager. Une pensée infernale venait de me traverser l'esprit. «Ah ! ils veulent m'effrayer !… Ils verront si je crains les démons… » Et je me levai aussitôt pour chercher une issue. Mais… voilà que de tous côtés des flammes apparaissaient !… Elles approchaient de moi comme pour me brûler…

Et au milieu de ce feu les Esprits criant, hurlant, quelle terreur !

Que me veux-tu ? dis-je à Ossian.

‑ Je veux que tu sois la présidente de notre association… Je veux que tu nous aides à haïr Dieu ; je veux que tu jures d'être à nous, pour nous et avec nous, partout et toujours ? »

A peine eus-je fait ces promesses que le feu s'éteignit subitement.

Ne me fuis pas, me dit-il, je t'apporte le bonheur et la grandeur. Regarde. » Je me trouvai au milieu des associés, au milieu de la salle qu'on avait encore embellie pendant mon absence. ‑ Un repas somptueux était servi.

On m'y donna la place d'honneur, et vers la fin où tout le monde était échauffé par le vin et les liqueurs, et surexcité par la musique, je fus nommée présidente.

Celui qui m'avait livrée fit ressortir en quelques mots le courage que j'avais montré dans ces terribles épreuves, et, au milieu de mille bravos, j'acceptai ce titre fatal de présidente.

J'étais ainsi à la tête de plusieurs milliers de personnes attentives au moindre signe. ‑ Je n'eus donc qu'une seule pensée : mériter leur confiance et leur soumission. Je n'ai malheureusement que trop bien réussi. »

L'auteur a raison de dire que les partisans du Spiritisme peuvent voir dans ces faits des manifestations de leur doctrine ; c'est qu'en effet le Spiritisme, pour ceux qui l'ont étudié ailleurs qu'à l'école de messieurs Davenport et Robin, est la révélation d'un nouveau principe, d'une nouvelle loi de la nature qui nous donne la raison de ce que, faute de mieux, on est convenu d'attribuer à l'imagination. Ce principe est dans le monde extra-corporel intimement lié à notre existence. Celui qui n'admet pas l'âme individuelle et indépendante de la matière, rejetant la cause à priori, ne peut s'en expliquer les effets ; et cependant ces effets sont sans cesse sous nos yeux, innombrables et patents ; en les suivant de proche en proche dans leur filiation, on arrive à la source ; c'est ce que fait le Spiritisme, procédant toujours par voie d'observation, remontant de l'effet à la cause, et jamais par théorie préconçue.

C'est là un point capital sur lequel on ne saurait trop insister. Le Spiritisme n'a pas pris son point de départ dans l'existence des Esprits et du monde invisible, à titre de supposition gratuite, sauf à prouver plus tard cette existence, mais dans l'observation des faits, et des faits constatés, il a conclu à la théorie. Cette observation l'a conduit à reconnaître, non-seulement l'existence de l'âme comme être principal, puisqu'en lui résident l'intelligence et les sensations, et qu'il survit au corps, mais que des phénomènes d'un ordre particulier se passent dans la sphère d'activité de l'âme, incarnée ou désincarnée, en dehors de la perception des sens. Comme l'action de l'âme se lie essentiellement à celle de l'organisme pendant la vie, c'est un champ d'exploration vaste et nouveau ouvert à la psychologie et à la physiologie, et dans lequel la science trouvera ce qu'elle cherche inutilement depuis si longtemps.

Le Spiritisme a donc trouvé un principe fécond, mais il ne s'ensuit pas qu'il puisse encore tout expliquer. La connaissance des lois de l'électricité a donné l'explication des effets de la foudre ; nul n'a traité cette question avec plus de savoir et de lucidité qu'Arago, et cependant, dans ce phénomène si vulgaire de la foudre, il y a des effets qu'il déclare, tout savant qu'il est, ne pouvoir expliquer, comme par exemple celui des éclairs fourchus. Les nie-t-il pour cela ? Non, car il a trop de bon sens, et d'ailleurs on ne peut nier un fait. Que fait-il ? Il dit : observons, et attendons que nous soyons plus avancés. Le Spiritisme n'agit pas autrement ; il confesse son ignorance sur ce qu'il ne sait pas, et en attendant qu'il le sache, il cherche et observe.

Les visions de madame Cantianille appartiennent à cette catégorie de questions sur lesquelles on ne peut en quelque sorte, et jusqu'à plus ample informé, qu'essayer une explication. Nous croyons la trouver dans le principe des créations fluidiques par la pensée.

Lorsque les visions ont pour objet une chose positive, réelle, dont l'existence est constatée, l'explication en est fort simple : l'âme voit, par l'effet de son rayonnement, ce que les yeux du corps ne peuvent voir. Le Spiritisme, n'aurait-il expliqué que cela, aurait déjà levé le voile sur bien des mystères. Mais la question se complique quand il s'agit de visions qui, comme celles de madame Cantianille, sont purement fantastiques. Comment l'âme peut-elle voir ce qui n'existe pas ? D'où viennent ces images qui, pour ceux qui les voient, ont toutes les apparences de la réalité ? Ce sont, dit-on, des effets de l'imagination ; soit ; mais ces effets ont une cause ; en quoi consiste ce pouvoir de l'imagination ? Comment et sur quoi agit-elle ? Qu'une personne craintive entendant un bruit de souris pendant la nuit, soit saisie de frayeur, et se figure entendre les pas de voleurs ; qu'elle prenne une ombre ou une forme vague pour un être vivant qui la poursuit, ce sont là bien véritablement des effets de l'imagination ; mais dans les visions du genre de celles dont il s'agit ici, il y a quelque chose de plus, car ce n'est plus seulement une idée fausse, c'est une image avec ses formes et ses couleurs si nettes et si précises qu'on en pourrait faire le dessin ; et cependant ce n'est qu'une illusion ! d'où cela vient-il ?

Pour se rendre compte de ce qui se passe en cette circonstance, il faut nécessairement sortir de notre point de vue exclusivement matériel, et pénétrer, par la pensée, dans le monde incorporel, nous identifier avec sa nature et les phénomènes spéciaux qui doivent se passer dans un milieu tout différent du nôtre. Nous sommes ici-bas dans la position d'un spectateur qui s'étonne d'un effet de scène, parce qu'il n'en comprend pas le mécanisme ; mais qu'il aille derrière les coulisses, et tout lui sera expliqué.

Dans notre monde tout est matière tangible ; dans le monde invisible tout est, si l'on peut s'exprimer ainsi, matière intangible ; c'est-à-dire intangible pour nous qui ne percevons que par des organes matériels, mais tangible pour les êtres de ce monde qui perçoivent par des sens spirituels. Tout est fluidique dans ce monde, hommes et choses, et les choses fluidiques y sont aussi réelles, relativement, que les choses matérielles le sont pour nous. Voilà un premier principe.

Le second principe est dans les modifications que la pensée fait subir à l'élément fluidique. On peut dire qu'elle le façonne à son gré, comme nous façonnons un morceau de terre pour en faire une statue ; seulement, la terre étant une matière compacte et résistante, il faut, pour la manipuler, un instrument résistant, tandis que la matière éthérée subit sans effort l'action de la pensée. Sous cette action, elle est susceptible de revêtir toutes les formes et toutes les apparences. C'est ainsi qu'on voit les Esprits encore peu dématérialisés se figurer avoir sous la main les objets qu'ils avaient de leur vivant ; qu'ils se revêtent des mêmes costumes, qu'ils se parent des mêmes ornements, et prennent à leur gré les mêmes apparences. La reine d'Oude, dont nous avons rapporté l'entretien dans la Revue de mars 1858, page 82, se voyait toujours avec ses bijoux, et disait qu'ils ne l'avaient pas quittée. Il leur suffit pour cela d'un acte de la pensée, sans que, le plus souvent, ils se rendent compte de la manière dont la chose s'opère, comme parmi les vivants beaucoup de gens marchent, voient et entendent sans pouvoir dire comment et pourquoi. Tel était encore l'Esprit du zouave de Magenta (Revue de juillet 1859) qui disait avoir son même costume, et qui, lorsqu'on lui demandait où il l'avait pris, puisque le sien était resté sur le champ de bataille, répondit : Cela regarde mon tailleur. Nous avons cité plusieurs faits de ce genre, entre autres celui de l'homme à la tabatière (août 1859, page 197) et de Pierre, Legay (novembre 1864, page 339) qui payait sa place en omnibus. Ces créations fluidiques peuvent parfois revêtir, pour les vivants, des apparences momentanément visibles et tangibles, par la raison qu'elles sont dues en réalité à une transformation de la matière éthérée. Le principe des créations fluidiques paraît être une des lois les plus importantes du monde incorporel.

L'âme incarnée, dans ses moments d'émancipation, jouissant en partie des facultés de l'Esprit libre, peut produire des effets analogues. Là peut être la cause des visions dites fantastiques. Lorsque l'Esprit est fortement imbu d'une idée, sa pensée peut en créer une image fluidique qui a pour lui toutes les apparences de la réalité, aussi bien que l'argent de Pierre Legay, quoique la chose n'existe pas par elle-même. Tel est, sans doute, le cas où s'est trouvée Mme Cantianille. Préoccupée des récits qu'elle avait entendu faire de l'enfer, des démons et de leurs tentations, des pactes par lesquels ils s'emparent des âmes, des tortures des damnés, sa pensée en a créé un tableau fluidique qui n'avait de réalité que pour elle.

On peut ranger dans la même catégorie les visions de la sœur Elmerich qui affirmait avoir vu toutes les scènes de la Passion, et retrouvé le calice dans lequel avait bu Jésus, ainsi que d'autres objets analogues à ceux en usage dans le culte actuel, qui n'existaient certainement pas à cette époque, et dont elle donnait cependant une description minutieuse. En disant qu'elle avait vu tout cela, elle était de bonne foi, car elle avait véritablement vu, par les yeux de l'âme, mais une image fluidique, créée par sa pensée.

Toutes les visions ont leur principe dans les perceptions de l'âme, comme la vue corporelle a le sien dans la sensibilité du nerf optique ; mais elles varient dans leur cause et dans leur objet. Moins l'âme est développée, plus elle est susceptible de se faire illusion sur ce qu'elle voit ; ses imperfections la rendent sujette à erreur. Celles qui sont le plus dématérialisées sont celles dont les perceptions sont les plus étendues et les plus justes ; mais quelque imparfaites qu'elles soient, leurs facultés n'en sont pas moins utiles à étudier.

Si cette explication n'offre pas une certitude absolue, elle a au moins un caractère évident de probabilité. Elle prouve surtout une chose, c'est que les Spirites ne sont pas aussi crédules que le prétendent leurs détracteurs, et ne donnent pas tête baissée dans tout ce qui paraît merveilleux. Toutes les visions sont donc loin d'être pour eux des articles de foi ; mais quelles qu'elles soient, illusions ou vérités, ce sont des effets qu'on ne saurait nier ; ils les étudient et cherchent à s'en rendre compte, sans avoir la prétention de tout savoir et de tout expliquer. Ils n'affirment une chose que lorsqu'elle est démontrée par l'évidence. Il serait aussi inconséquent de tout accepter que tout nier.



Questions et problèmes

Enfants guides spirituels de leurs parents

Une mère ayant perdu un enfant de sept ans, et étant devenue médium, eut ce même enfant pour guide. Elle lui posa un jour cette question :

Cher et bien-aimé enfant, un spirite de mes amis ne comprend pas et n'admet point que tu puisses être le guide spirituel de ta mère, puisqu'elle existait avant toi et a dû indubitablement avoir un guide, ne fût-ce que le temps où nous avons eu le bonheur de t'avoir à côté de nous. Peux-tu nous donner quelques explications ?

Réponse de l'Esprit de l'enfant. ‑ Comment voulez-vous approfondir tout ce qui vous parait incompréhensible ? Celui qui vous paraît même le plus avancé dans le Spiritisme n'est qu'aux premiers éléments de cette doctrine, et n'en sait pas plus que tel ou tel qui vous paraît au fait de tout et capable de vous donner des explications. ‑ J'ai existé longtemps avant ma mère, et j'ai occupé dans une autre existence une position éminente par mes connaissances intellectuelles.

Mais un immense orgueil s'était emparé de mon Esprit, et pendant plusieurs existences consécutives, j'ai été soumis à la même épreuve, sans pouvoir en triompher, jusqu'à ce que je fusse arrivé à l'existence où j'étais près de vous ; mais comme j'étais déjà avancé, et que mon départ devait servir à votre avancement, à vous si arriérés dans la vie spirite, Dieu m'a rappelé avant la fin de ma carrière, considérant ma mission auprès de vous plus profitable comme Esprit que comme incarné.

Pendant mon dernier séjour sur la terre, ma mère a eu son ange gardien auprès d'elle, mais temporairement ; car Dieu savait que c'était moi qui devais être son guide spirituel, et que je l'amènerais plus efficacement dans la voie dont elle était si éloignée. Ce guide, qu'elle avait alors, a été appelé à une autre mission, lorsque je suis venu prendre sa place auprès d'elle.

Demandez à ceux que vous savez plus avancés que vous, si cette explication est logique et bonne ; car il se peut que ce soit mon opinion personnelle, et même en l'émettant, je ne sais pas bien si je ne me trompe. Enfin, cela vous sera expliqué, si vous le demandez. Beaucoup de choses vous sont cachées encore, qui vous paraîtront claires plus tard. Ne veuillez pas trop approfondir, car alors de cette constante préoccupation naît la confusion de vos idées. Ayez patience ; et de même qu'un miroir terni par une légère haleine, s'éclaircit peu à peu, votre esprit tranquille et calme atteindra à ce degré de compréhension nécessaire à votre avancement.

Courage donc, bons parents ; marchez avec confiance, et un jour vous bénirez l'heure de l'épreuve terrible qui vous a ramenés dans la voie du bonheur éternel, et sans laquelle vous eussiez eu bien des existences malheureuses à parcourir encore.

Remarque. Cet enfant était d'une précocité intellectuelle rare pour son âge. Même en état de santé, il semblait pressentir sa fin prochaine ; il se plaisait dans les cimetières, et sans avoir jamais entendu parler du Spiritisme, auquel ses parents ne croyaient pas, il demandait souvent si, lorsqu'on est mort, on ne pouvait pas revenir vers ceux que l'on a aimés : il aspirait à mourir comme à un bonheur et disait que lorsqu'il mourrait, sa mère ne devait pas s'en affliger, parce qu'il reviendrait auprès d'elle. C'est en effet la mort de trois enfants en quelques jours qui a poussé les parents à chercher une consolation dans le Spiritisme. Cette consolation, ils l'ont largement trouvée, et leur foi a été récompensée par la possibilité de converser à chaque instant avec leurs enfants, la mère étant en très peu de temps devenue excellent médium, et ayant son fils même pour guide, Esprit qui se révèle par une grande supériorité.

Communication avec les êtres qui nous sont chers

Pourquoi toutes les mères qui pleurent leurs enfants, et seraient heureuses de communiquer avec eux, ne le peuvent-elles souvent pas ; pourquoi la vue leur en est-elle refusée, même en rêve, malgré leur désir et leurs ardentes prières ?

Outre le défaut d'aptitude spéciale qui, comme on le sait, n'est pas donnée à tout le monde, il y a parfois d'autres motifs dont la sagesse de la Providence apprécie mieux que nous l'utilité. Ces communications pourraient avoir des inconvénients pour les natures trop impressionnables ; certaines personnes pourraient en faire abus et s'y livrer avec un excès nuisible à leur santé. La douleur, en pareil cas, est sans doute naturelle et légitime ; mais elle est quelquefois poussée à un point déraisonnable. Chez les personnes d'un caractère faible, ces communications ravivent souvent la douleur au lieu de la calmer, c'est pourquoi il ne leur est pas toujours permis d'en recevoir, même par d'autres médiums, jusqu'à ce qu'elles soient devenues plus calmes et assez maîtresses d'elles-mêmes pour dominer l'émotion. Le manque de résignation, en pareil cas, est presque toujours une cause de retard.

Puis, il faut dire aussi que l'impossibilité de communiquer avec les Esprits qu'on affectionne le plus, alors qu'on le peut avec d'autres, est souvent une épreuve pour la foi et la persévérance, et, dans certains cas, une punition. Celui à qui cette faveur est refusée doit donc se dire que sans doute il l'a mérité ; c'est à lui d'en chercher la cause en lui-même, et non de l'attribuer à l'indifférence ou à l'oubli de l'être regretté.

Il est enfin des tempéraments qui, nonobstant la force morale, pourraient souffrir de l'exercice de la médiumnité avec certains Esprits, même sympathiques, selon les circonstances.

Admirons en tout la sollicitude de la Providence, qui veille sur les plus petits détails, et sachons nous soumettre à sa volonté sans murmure, car elle sait mieux que nous ce qui nous est utile ou nuisible. Elle est pour nous comme un bon père qui ne donne pas toujours à son enfant ce qu'il désire.

Les mêmes raisons ont lieu pour ce qui concerne les rêves. Les rêves sont le souvenir de ce que l'âme a vu à l'état de dégagement pendant le sommeil. Or, ce souvenir peut être interdit. Mais ce dont on ne se souvient pas n'est pas pour cela perdu pour l'âme ; les sensations éprouvées pendant les excursions qu'elle fait dans le monde invisible, laissent au réveil des impressions vagues, et l'on en rapporte des pensées et des idées dont, souvent, on ne soupçonne pas l'origine. On peut donc avoir vu, pendant le sommeil, les êtres qu'on affectionne, s'être entretenu avec eux, et ne pas s'en souvenir ; on dit alors qu'on n'a pas rêvé.

Mais si l'être regretté ne peut se manifester d'une manière ostensible quelconque, il n'en est pas moins auprès de ceux qui l'attirent par leur pensée sympathique ; il les voit, il entend leurs paroles ; et souvent on devine sa présence, par une sorte d'intuition, une sensation intime, quelquefois même par certaines impressions physiques. La certitude qu'il n'est pas dans le néant ; qu'il n'est perdu ni dans les profondeurs de l'espace, ni dans les gouffres de l'enfer ; qu'il est plus heureux, exempt désormais des souffrances corporelles et des tribulations de la vie ; qu'on le reverra, après une séparation momentanée, plus beau, plus resplendissant, sous son enveloppe éthérée impérissable, que sous sa lourde carapace charnelle : c'est là une immense consolation que se refusent ceux qui croient que tout finit avec la vie, et c'est ce que donne le Spiritisme.

En vérité, on ne comprend pas le charme qu'on peut trouver à se complaire dans l'idée du néant pour soi-même et pour les siens, et l'obstination de certaines gens à repousser jusqu'à l'espérance qu'il en peut être autrement, et les moyens d'en acquérir la preuve. Qu'on dise à un malade mourant : « Demain vous serez guéri, vous vivrez encore de longues années, gai, bien portant, » il en acceptera l'augure avec joie ; la pensée de la vie spirituelle, indéfinie, exempte des infirmités et des soucis de la vie, n'est-elle pas bien autrement satisfaisante ?

Eh bien ! le Spiritisme n'en donne pas seulement l'espérance, mais la certitude. C'est pour cela que les Spirites considèrent la mort tout autrement que les incrédules.

Perfectibilité des Esprits

Paris, 3 février 1866. Groupe de M. Lat… ‑ Médium, M. Desliens.


Demande. Si les Esprits ou âmes s'améliorent indéfiniment, d'après le Spiritisme, ils doivent devenir infiniment perfectionnés ou purs. Arrivés à ce degré, pourquoi ne sont-ils pas égaux à Dieu ? Ceci n'est pas selon la justice.

Réponse. L'homme est une créature véritablement singulière ! Toujours il trouve son horizon trop borné ; il veut tout comprendre, tout saisir, tout connaître ! Il veut pénétrer l'insondable et il néglige l'étude de ce qui le touche immédiatement ; on veut comprendre Dieu, juger ses actes, le faire juste ou injuste ; on dit comment on voudrait qu'il fût, sans se douter qu'il est tout cela et davantage encore !… Mais, misérable vermisseau, as-tu jamais pu comprendre d'une manière absolue rien de ce qui t'entoure ? Sais-tu d'après quelle loi la fleur se colore et se parfume sous les baisers vivifiants du soleil ? Sais-tu comment tu nais, continent tu vis, et pourquoi ton corps meurt ?… ‑ Tu vois des faits, mais les causes demeurent pour toi enveloppées d'un voile impénétrable, et tu voudrais juger le principe de toutes causes, la cause première, Dieu enfin ! ‑ Il est bien d'autres études plus nécessaires au développement de ton être, qui méritent toute ton attention !…
Lorsque tu résous un problème d'algèbre, ne vas-tu pas du connu à l'inconnu, et pour comprendre Dieu, ce problème insoluble depuis tant de siècles, tu veux t'adresser directement à lui ! As-tu donc tous les éléments nécessaires pour établir une telle équation ? Ne te manque-t-il aucun document pour juger ton créateur en dernier ressort ? Ne vas-tu pas croire que le monde soit borné à ce grain de poussière, perdu dans l'immensité des espaces, où tu t'agites plus imperceptible que le moindre des infusoires dont l'univers est une goutte d'eau ? ‑ Cependant, raisonnons et voyons pourquoi, d'après tes connaissances actuelles, Dieu serait injuste en ne se laissant jamais atteindre par sa créature.

Dans toutes les sciences, il est des axiomes ou vérités irrécusables que l'on admet comme bases fondamentales. Les sciences mathématiques, et en général toutes les sciences, sont basées sur cet axiome que la partie ne saurait jamais égaler le tout. L'homme, créature de Dieu, ne saurait donc jamais, d'après ce principe, atteindre celui qui le créa.

Supposez qu'un individu ait une route d'une longueur infinie à parcourir, d'une longueur infinie, pesez bien ce mot ; c'est là la position de l'homme par rapport à Dieu considéré comme son but.

Si peu que l'on avance, me direz-vous, la somme des années et des siècles de marche permettra d'atteindre le but. C'est là l'erreur !… Ce que vous ferez dans un an, dans un siècle, dans un million de siècles, sera toujours une quantité finie ; un autre espace égal ne vous permettra de fournir qu'une quantité également finie, et ainsi de suite. Or, pour le mathématicien le plus novice, une somme de quantités finies ne saurait jamais former une quantité infinie. Le contraire serait absurde, et dans ce cas l'infini pourrait se mesurer, ce qui lui ferait perdre sa qualité d'infini. ‑ L'homme progressera toujours et incessamment, mais d'une quantité finie ; la somme de ses progrès ne sera donc jamais qu'une perfection finie qui ne saurait atteindre Dieu, l'infini en tout. Il n'y a donc pas d'injustice de la part de Dieu à ce qu'une de ses créatures ne puisse jamais l'égaler. La nature de Dieu est un obstacle infranchissable à une telle fin de l'Esprit ; sa justice ne saurait non plus le permettre, car si un Esprit atteignait Dieu, il serait Dieu lui-même. Or, si deux Esprits sont tels qu'ils aient tous deux une puissance infinie sous tous les rapports et que l'un soit identique à l'autre, ils se confondent en un seul et il n'y a plus qu'un Dieu ; l'un devrait donc perdre son individualité, ce qui serait une injustice beaucoup plus évidente que de ne pouvoir atteindre un but infiniment éloigné tout en s'en rapprochant constamment. Dieu fait bien ce qu'il fait, et l'homme est bien trop petit pour se permettre de peser ses décisions.Moki.

Remarque. S'il est un mystère insondable pour l'homme, c'est le principe et la fin de toutes choses. La vue de l'infini lui donne le vertige. Pour le comprendre, il faut des connaissances et un développement intellectuel et moral qu'il est loin de posséder encore, malgré l'orgueil qui le porte à se croire arrivé au sommet de l'échelle humaine. Par rapport à certaines idées, il est dans la position d'un enfant qui voudrait faire du calcul différentiel et intégral avant de savoir les quatre règles. A mesure qu'il avancera vers la perfection, ses yeux s'ouvriront à la lumière, et le brouillard qui les couvre se dissipera. En travaillant à son amélioration présente, il arrivera plus tôt qu'en se perdant dans des conjectures.



Variétés - La reine Victoria et le Spiritisme

On lit dans le Salut public de Lyon du 3 juin 1866, aux nouvelles de Paris :

« Lord Granville, pendant le court séjour qu'il vient de faire à Paris, disait à quelques amis que la reine Victoria se montrait plus préoccupée qu'on ne l'avait jamais vue à aucune époque de sa vie, au sujet du conflit austro-prussien. La reine, ajoutait le noble lord, président du conseil privé de S. M. britannique, croit obéir à la voix du défunt prince Albert en n'épargnant rien afin de prévenir une guerre qui mettrait en feu l'Allemagne entière. C'est sous cette impression, qui ne la quitte pas, qu'elle a écrit à plusieurs reprises au roi de Prusse, ainsi qu'à l'empereur d'Autriche, et qu'elle aurait aussi adressé une lettre autographe à l'impératrice Eugénie, pour la supplier de joindre ses efforts aux siens en faveur de la paix. »

Ce fait confirme celui que nous avons publié dans la Revue spirite de mars 1864, page 85, sous le titre de : Une Reine médium. Il y était dit, d'après une correspondance de Londres reproduite par plusieurs journaux, que la reine Victoria s'entretenait avec l'Esprit du prince Albert et prenait son avis dans certaines circonstances, comme elle le faisait du vivant de ce dernier. Nous renvoyons à cet article pour les détails du fait et les réflexions auxquelles il a donné lieu. Du reste, nous pouvons affirmer que la reine Victoria n'est pas la seule tête couronnée, ou touchant à la couronne, qui sympathise avec les idées spirites, et toutes les fois que nous avons dit que la doctrine avait des adhérents jusque sur les plus hauts degrés de l'échelle sociale, nous n'avons rien exagéré.

On s'est souvent demandé pourquoi des souverains, convaincus de la vérité et de l'excellence de cette doctrine, ne se faisaient pas un devoir de l'appuyer ouvertement de l'autorité de leur nom. C'est que les souverains sont peut-être les hommes les moins libres ; plus que de simples particuliers, ils sont soumis aux exigences du monde, et tenus, par des raisons d'État, à certains ménagements. Nous ne nous serions pas permis de nommer la reine Victoria à propos du Spiritisme, si d'autres journaux n'avaient pris l'initiative, et puisqu'il n'y a eu pour ce fait ni démentis, ni réclamations, nous avons cru pouvoir le faire sans inconvénient. Un jour viendra sans doute où les souverains pourront s'avouer Spirites comme ils s'avouent protestants, catholiques grecs ou romains ; en attendant, leur sympathie n'est pas aussi stérile qu'on pourrait le croire, car, dans certaines contrées, si le Spiritisme n'est pas entravé et persécuté d'office, comme l'était le christianisme à Rome, il le doit à de hautes influences. Avant d'être officiellement protégé, il doit se contenter d'être toléré, accepter ce qu'on lui donne, et ne pas demander trop, de peur de ne rien obtenir. Avant d'être chêne, il n'est que roseau, et si le roseau ne se brise pas, c'est qu'il plie sous le vent.



Poésies Spirites

Méry le Rêveur

Groupe de M. L…, 4 juillet 1866, méd. M. Vavasseur.


Tout nouveau-né sur votre rive

Je vis une femme attentive

Dire en épiant mon réveil :

Ne troublez pas son doux sommeil,

Il rêve ; et je naissais à peine !

Un peu plus tard, quand dans la plaine

J'effeuillais le trèfle fleuri,

On disait que Joseph Méry

Rêvait ; et quand ma pauvre mère

M'asseyait sur la blanche pierre

Qui du ruisseau gardait le bord,

Elle aussi disait : Rêve encor,

Mon enfant. Plus tard, au collège,

Par haine ou par mépris, que sais-je !

Tous mes amis fuyaient au loin,

Et me laissaient seul, dans un coin,

Rêver. Et quand la folle ivresse

Des plaisirs troubla ma jeunesse,

La foule me montrait au doigt

En disant : C'est Méry qui doit

Encor rêver. Et quand, plus sage,

Presque à mi-chemin du voyage,

Je fus jugé comme écrivain,

On disait de moi : C'est en vain

Qu'il évoque la poésie

Dans ses vers, c'est la rêverie

Qui vient à son appel. Méry,

Quoi qu'il fasse, sera Méry.

Et quand la dernière prière

Eut béni ma froide poussière,

Attentif sous mon linceul,

Je n'entendis qu'un mot, un seul ;

Rêveur ! Eh bien ! oui, sur la terre

J'ai rêvé ; pourquoi donc le taire ?

Un rêve qui n'est pas fini,

Et que je recommence ici.


J. Méry.
La prière de la mort pour les morts

Société de Paris, 13 juillet 1866, méd. M. Vavasseur.


Les siècles ont roulé dans le gouffre des temps

Sans pitié, fleurs et fruits, froids hivers, doux printemps,

Et la mort a passé sans frapper à la porte

Qui cachait le trésor qu'en secret elle emporte ;

La vie !O mort ! la main qui dirige ta main

Lasse d'avoir frappé, ne peut-elle demain

Suspendre un peu ses coups ? Ta faim mal assouvie

Veut-elle encore troubler le banquet de la vie ?

Mais, si tu viens sans cesse, à toute heure du jour

Chercher chez nous des morts pour peupler ton séjour,

L'univers est trop peu pour tes profonds abîmes,

Ou ton gouffre est sans fond pour tes pauvres victimes.

O mort ! tu vois pleurer la vierge sans pleurer,

Et tu sèches les fleurs qui devaient la parer,

Sans permettre à son front de ceindre la couronne

De roses et de lys que son époux lui donne.

O mort ! tu n'entends pas les cris du pauvre enfant,

Et tu viens sans pitié le frapper en naissant,

Sans permettre à ses yeux de connaître la mère

Que lui donnait le ciel en lui donnant la terre.

O mort ! tu n'entends pas les vœux de ce vieillard

Implorant la faveur, à l'heure du départ,

Et d'embrasser son fils et de bénir sa fille,

Pour s'endormir plus vite et mourir plus tranquille.

Mais, cruelle ! dis-moi, que deviennent les morts

Qui quittent notre rive et s'en vont sur tes bords ?

Souffriraient-ils toujours les douleurs de la terre

Dans cette éternité des temps, et la prière

Ne pourrait-elle au moins les adoucir un jour ?

Et la mort répondit : Dans ce sombre séjour

Où, libre, j'ai fixé mon ténébreux empire,

La prière est puissante et c'est Dieu qui l'inspire

A mes sujets, à moi. Quand je reviens, le soir,

Sur mon trône sanglant pompeusement m'asseoir,

Je regarde les cieux et je suis la première

A réciter tout bas pour mes morts la prière.

Écoute, enfant, écoute : « O Dieu, Dieu tout puissant,

Du haut des cieux sur moi, sur eux, jette en passant

Un regard de pitié. Qu'un rayon d'espérance

Éclaire enfin les lieux où pleure la souffrance.

Fais-nous voir, ô mon Dieu ! la terre du pardon,

Ce rivage sans bord, cette plage sans nom,

La terre des élus, l'éternelle patrie

Où tu créas pour tous une éternelle vie ;

Fais que chacun de nous, devant ta volonté,

S'incline avec respect ; devant la majesté

De tes secrets desseins, se prosterne et adore ;

Devant ton nom se courbe et se relève encore,

En s'écriant : Seigneur ! Si vous m'avez banni

Du séjour des vivants, si vous m'avez puni

Dans le séjour des morts, devant vous je confesse

Avoir mérité plus ; frappez, frappez sans cesse,

Seigneur, je souffrirai sans jamais murmurer,

Et mes yeux ne pourront jamais assez pleurer

Pour laver du passé l'ineffaçable tache

Qui toujours au présent honteusement s'attache.

Je subirai vos coups, je porterai ma croix

Sans maudire un seul jour vos équitables lois,

Et quand vous jugerez mon épreuve finie,

Seigneur, si vous rendez à mon ombre pâlie

Les biens qu'elle a perdus dans sa captivité,

La brise, le soleil, l'air pur, la liberté,

Le repos et la paix, devant vous je m'engage

A prier à mon tour, sur mon nouveau rivage,

Pour mes frères courbés sous le lourd poids des fers

Qui les retient cloués au fond de leurs enfers ;

Pour leurs ombres en pleurs, aux bords de l'autre rive,

Muettes, regardant la mienne fugitive

S'enfuir en leur disant : Courage, mes amis,

je tiendrai dans les cieux ce qu'ici j'ai promis. »


Casimir Delavigne.



Nous avons déjà publié d'autres morceaux de poésie obtenues par ce médium, dans les nos de juin et juillet, sous les titres de : A ton livre et La prière pour les Esprits. M. Vavasseur est un médium versificateur dans l'acception du mot, car il n'obtient que très rarement des communications en prose, et, quoique très lettré et connaissant les règles de la poésie, de lui-même il n'a jamais pu faire des vers. Qu'en savez-vous, dira-t-on, et qui vous dit que ce qu'il est censé obtenir me médianimiquement, n'est pas le produit de sa composition personnelle ? Nous le croyons, d'abord, parce qu'il l'affirme, et que nous le tenons pour incapable de tromper ; en second lieu, parce que la médiumnité chez lui étant complètement désintéressée, il n'aurait aucune raison de se donner une peine inutile, et de jouer une comédie indigne d'un caractère honorable. La chose serait sans doute plus évidente et surtout plus extraordinaire s'il était complètement illettré, comme cela se voit chez certains médiums, mais les connaissances qu'il possède ne sauraient infirmer sa faculté, dès lors qu'elle est démontrée par d'autres preuves.

Qu'on explique pourquoi, par exemple, s'il veut composer quelque chose de lui-même, un simple sonnet, il n'obtient rien, tandis que, sans le chercher, et sans dessein prémédité, il écrit des morceaux de longue haleine, d'un seul jet, plus rapidement et plus couramment qu'on écrirait de la prose, sur un sujet impromptu auquel il ne songeait pas ? Quel est le poète capable d'un pareil tour de force, renouvelé presque chaque jour ? Nous n'en saurions douter, puisque les morceaux que nous citons et beaucoup d'autres ont été écrits sous nos yeux, dans la société et dans différents groupes, et en présence d'une assemblée souvent nombreuse. Que tous les faiseurs de tours lui prétendent dévoiler les prétendues ficelles des médiums en imitant plus ou moins grossièrement quelques effets physiques, viennent donc se mettre en lutte avec certains médiums écrivains, et traiter, même en simple prose, instantanément, sans préparation ni retouche, le premier sujet venu, et les questions les plus abstraites ! C'est une épreuve à laquelle aucun détracteur n'a encore voulu se soumettre.

Nous nous rappelons à ce propos qu'il y a six ou sept ans un écrivain journaliste, dont le nom figure quelquefois dans la presse parmi les railleurs du Spiritisme, vint nous trouver, se donnant pour leur médium écrivain intuitif, et offrit son concours à la Société. Nous lui dîmes qu'avant de profiter de son offre obligeante, il nous était nécessaire de connaître l'étendue et la nature de sa faculté ; nous le convoquâmes en conséquence à une séance particulière d'essai où se trouvaient quatre ou cinq médiums. A peine ceux-ci eurent-ils pris le crayon qu'ils se mirent à écrire avec une rapidité qui le stupéfia ; il griffonna trois ou quatre lignes avec force ratures, prétendit avoir mal à la tête, ce qui troublait sa faculté ; il promit de revenir, et nous ne le revîmes plus. Les Esprits, à ce qu'il paraît, ne l'assistent qu'à tête reposée et dans son cabinet.

On a vu, il est vrai, des improvisateurs, comme feu Eugène de Pradel, captiver les auditeurs par leur facilité. On s'est étonné qu'ils n'aient rien imprimé ; la raison en est bien simple, c'est que ce qui séduisait à l'audition, n'était pas supportable à la lecture ; ce n'était qu'un arrangement de mots sortis d'une source abondante, où brillaient exceptionnellement quelques traits spirituels, mais dont l'ensemble était vide de pensées sérieuses et profondes, et semé d'incorrections révoltantes. Ce n'est pas le reproche qu'on peut faire aux vers que nous citons, quoique obtenus avec presque autant de rapidité que les improvisations verbales. S'ils étaient le fruit d'un travail personnel, ce serait une singulière humilité de la part de l'auteur d'en attribuer le mérite à d'autres qu'à lui, et de se priver de l'honneur qu'il en pourrait tirer.

Quoique la médiumnité de M. Vavasseur soit récente, il possède déjà un recueil assez important de poésies d'un mérite réel qu'il se propose de publier. Nous nous empresserons d'annoncer cet ouvrage dès qu'il paraîtra, et qui, nous n'en doutons pas, sera lu avec intérêt.


Notice bibliographique

Cantate Spirite


Paroles de M. Herczka, et musique de M. Armand Toussaint, de Bruxelles, avec accompagnement de piano.

Ce morceau n'est pas donné comme une production médianimique, mais comme l'œuvre d'un artiste inspiré par sa foi spirite. Les personnes compétentes qui l'ont entendu exécuter, s'accordent à lui trouver un mérite réel, digne du sujet. Nous l'avons dit souvent, le Spiritisme bien compris sera une mine féconde pour les arts, où la poésie, la peinture, la sculpture et la musique puiseront de nouvelles inspirations. Il y aura l'art spirite, comme il y a eu l'art païen et l'art chrétien.

Se vend au profit des pauvres. Prix net, 1 fr. 50 c., franco pour la France, 1 fr. 60 c. ‑ Bruxelles, au siège de la Société spirite, 51, rue de la Montagne. ‑ Paris, au bureau de la Revue.


Allan Kardec


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