REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1867

Allan Kardec

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Décembre

L'homme avant l'histoire

Ancienneté de la race humaine[1].

Dans l'histoire de la terre, l'humanité n'est peut-être qu'un rêve, et lorsque notre vieux monde s'endormira dans les glaces de son hiver, le passage de nos ombres sur son front n'aura peut-être laissé en lui aucun souvenir. La terre possède en propre une histoire incomparablement plus riche et plus complexe que celle de l'homme. Longtemps avant l'apparition de notre race, pendant des siècles de siècles, elle fut tour à tour occupée par des habitants divers, par des êtres primordiaux, qui étendirent leur domination successive à sa surface, et disparurent avec les modifications élémentaires de la physique du globe.

A l'une des dernières périodes, à l'époque tertiaire, à laquelle nous pouvons assigner sans crainte une date de plusieurs centaines de mille ans en arrière de nous, l'endroit où Paris déploie aujourd'hui ses splendeurs était une Méditerranée, un golfe de l'océan universel, au-dessus duquel s'élevaient seulement en France le terrain crétacé de Troie, Rouen, Tours ; le terrain jurassique de Chaumont, Bourges, Niort ; le terrain triasique des Vosges, et le terrain primitif des Alpes, de l'Auvergne et des côtes de Bretagne. Plus tard, la configuration changea. A l'époque où vivaient encore le mammouth, l'ours des cavernes, le rhinocéros aux narines cloisonnées, on pouvait aller par terre de Paris à Londres ; et peut-être ce trajet fut-il effectué par nos aïeux de ce temps-là, car il y avait des hommes ici avant la formation de la France géographique.

Leur vie différait autant de la nôtre que celle des sauvages dont nous nous entretenions récemment. Les uns avaient construit leurs bourgades sur pilotis au milieu des grands lacs ; ces cités lacustres, comparables à celles des castors, furent devinées en 1853, lorsqu'à la suite d'une longue sécheresse, les lacs de la Suisse étant descendus à un étiage inusité, mirent à découvert des pilotis, des ustensiles de pierre, de corne, d'or et d'argile, des vestiges non équivoques de l'antique habitation de l'homme ; et ces villes aquatiques n'étaient pas une exception : on en a trouvé plus de deux cents dans la Suisse seule. Hérodote raconte que les Pæoniens habitaient des villes semblables sur le lac Prasias. Chaque citoyen qui prenait femme était obligé de faire venir trois pierres de la forêt voisine et de les fixer dans le lac. Comme le nombre des femmes n'était pas limité, le plancher de la ville s'agrandissait vite. Les cabanes étaient en communication avec l'eau par une trappe, et les enfants étaient attachés par le pied à une corde, de crainte d'accident. Hommes, chevaux, bétail, vivaient ensemble, se nourrissant de poisson. Hippocrate rapporte les mêmes coutumes aux habitants du Phase. En 1826, Dumont d'Urville découvrit des cités lacustres analogues sur les côtes de la Nouvelle-Guinée.

D'autres habitaient les cavernes, les grottes naturelles, ou se formaient un refuge grossier contre les bêtes féroces. On retrouve aujourd'hui leurs os mêlés à ceux de l'hyène, de l'ours des cavernes, du rhinocéros tichorhinus. En 1852, un terrassier voulant juger la profondeur d'un trou par lequel les lapins s'esquivaient des chasseurs, à Aurignac (Haute-Garonne), ramena de cette ouverture des os de forte dimension. Attaquant alors le flanc du monticule dans l'espérance d'y rencontrer un trésor, il se trouva bientôt en face d'un véritable ossuaire. La rumeur publique, s'emparant du fait, mit en circulation des récits de faux monnayeurs, d'assassinats, etc. Le maire jugea à propos de faire ramasser tous les ossements pour les porter au cimetière ; et lorsqu'en 1860 M. Lartet voulut examiner ces vieux débris, le fossoyeur ne se souvint même plus du lieu de leur sépulture. A l'aide des rares vestiges qui environnent la caverne, des traces d'un foyer, d'ossements fendus pour en extraire la moelle, on put néanmoins s'assurer que les trois espèces nommées plus haut ont vécu sur ce point de la France en même temps que l'homme. Le chien était déjà le compagnon de l'homme, et il fut sans doute sa première conquête.

La nourriture de ces hommes primitifs était déjà très variée. Un professeur prétend qu'ils étaient carnivores comme douze et frugivores comme vingt. M. Flourens préfère qu'ils se soient exclusivement nourris de fruits. Mais la vérité est que, dès le commencement, l'homme fut omnivore. Les kjokkenmoddings du Danemark nous ont conservé des débris de cuisine antédiluvienne prouvant ce fait jusqu'à l'évidence. Ils déjeunaient déjà d'huîtres et de poisson, connaissaient l'oie, le cygne, le canard ; appréciaient le coq de bruyère, le cerf, le chevreuil, le renne, qu'ils chassaient et dont on a trouvé les débris percés de flèches de pierre. L'urus ou bœuf primitif leur donnait déjà le potage ; le loup, le renard, le chien et le chat leur servaient de plats de résistance. Les glands, l'orge, l'avoine, les pois, les lentilles leur donnaient le pain et les légumes ; le blé ne vint que plus tard. Les noisettes, les faînes, les pommes, les poires, les fraises et les framboises terminaient ces mets des anciens Danois. Les Suisses de l'âge de pierre s'étaient, en outre, approprié la chair du bison, de l'élan, du taureau sauvage, avaient soumis la chèvre et la brebis à l'état domestique. Le lièvre et le lapin étaient dédaignés pour quelque raison superstitieuse ; mais, en revanche, le cheval avait déjà pris sa place dans leurs repas. Toutes ces viandes se mangeaient crues et fumantes à l'origine, et, remarque curieuse, les anciens Danois ne se servaient pas comme nous de leurs dents incisives pour trancher, mais bien pour saisir, pour retenir et mâcher leur nourriture ; de sorte que ces dents n'étaient pas tranchantes comme les nôtres, mais aplaties comme nos molaires et que les deux arcades dentaires s'arrêtaient l'une sur l'autre au lieu de s'emboîter.

Tous les sauvages primitifs n'étaient pas nus. Les premiers habitants des latitudes boréales, du Danemark, de la Gaule et de l'Helvétie, durent se garantir du froid par des peaux et des fourrures. Plus tard, on songea aux ornements. « La coquetterie, l'amour de la parure ne datent pas d'hier, mesdames : témoins ces colliers formés avec des dents de chien, de renard ou de loup, percés d'un trou de suspension. Plus tard, les épingles à cheveux, les bracelets, les agrafes en bronze se multiplièrent à l'infini, et l'on s'étonne de la variété et même du bon goût des objets servant à la toilette des petites maîtresses et des lions de ce temps-là.

Pendant ces âges reculés, on enfermait les morts sous des voûtes sépulcrales. Les cadavres étaient placés dans une attitude accroupie, les genoux presque en contact avec le menton, les bras repliés sur la poitrine et rapprochés de la tête. C'est là, comme on l'a remarqué, la position de l'enfant dans le sein de sa mère. Ces hommes primordiaux l'ignoraient certainement, et c'est par une sorte d'intuition qu'ils assimilaient la tombe à un berceau.

Vestiges des âges évanouis, ces longs tumulus, ces tertres, ces collines que l'on nommait aux siècles passés « tombeaux des géants » et qui servaient de limites inviolables, sont les chambres mortuaires sous lesquelles nos ancêtres cachaient leurs morts. Quels étaient ces premiers hommes ? « Ce n'est pas seulement par curiosité, dit Virchow, que nous demandons qui étaient ces morts, s'ils appartenaient à une race de géants, quand ils ont vécu. Ces questions nous touchent. Ces morts sont nos ancêtres, et les questions que nous adressons à ces tombeaux ont également trait à notre propre origine. De quelle race sortons-nous ? De quels commencements est sortie notre culture actuelle et où nous conduit-elle ?

Il n'est pas nécessaire de remonter à la création pour recevoir quelque lueur sur nos origines ; autrement il faudrait nous voir condamnés à demeurer toujours dans une nuit complète à cet égard. Sur la seule date de la création on a compté plus de 140 opinions, et de la première à la dernière il n'y a pas moins de 3,194 ans de différence ! Ajouter une 141e hypothèse n'éclaircirait pas le problème. Aussi nous bornerons-nous à établir que, au point de vue géologique, la dernière période de l'histoire de la terre, la période quaternaire, celle qui dure encore aujourd'hui, a été divisée en trois phases : la phase diluvienne, pendant laquelle il y eut d'immenses inondations partielles, et de vastes dépôts et accumulations de sable ; la phase glaciaire, caractérisée par la formation des glaciers et par un plus grand refroidissement du globe ; enfin la phase moderne. En somme, l'importante question, à peu près résolue aujourd'hui, était de savoir si l'homme ne date que de cette dernière époque ou des précédentes.

Or, il est maintenant avéré qu'il date au moins de la première, et que nos premiers ancêtres ont droit au titre de fossiles, attendu que leurs ossements (le peu qui reste) gisent avec ceux de l'ursus spelæus, de l'hyena et des felis spelæa, de l'elephas primigenius, du megaceros, etc., dans une couche appartenant à un ordre de vie différent de l'ordre actuel.

En ces époques lointaines régnait une nature bien différente de celle qui déploie aujourd'hui ses splendeurs autour de nous ; d'autres types de plantes décoraient les forêts et les campagnes, d'autres espèces d'animaux vivaient à la surface du sol et dans les mers. Quels furent les premiers hommes qui s'éveillèrent en ce monde primordial ? Quelles cités furent édifiées ? Quel langage fut parlé ? Quelles mœurs furent en usage ? Ces questions sont encore entourées pour nous d'un profond mystère. Mais ce dont nous avons la certitude, c'est que là où nous fondons aujourd'hui des dynasties et des monuments, plusieurs races d'hommes ont successivement habité pendant les périodes séculaires.

Sir John Lubbock, dans l'ouvrage signalé en tête de cette étude, a démontré l'ancienneté de la race humaine par les découvertes relatives aux usages et costumes de nos ancêtres, comme sir Charles Lyell l'avait démontrée au point de vue géologique. Quel que soit le mystère qui enveloppe encore nos origines, nous préférons ce résultat encore incomplet de la science positive, aux fables et aux romans de l'ancienne mythologie.

Camille Flammarion.



[1] Cet article est tiré des articles scientifiques que M. Flammarion a publiés dans le Siècle. Nous avons cru devoir le reproduire, d'abord parce que nous savons l'intérêt que nos lecteurs portent aux écrits de ce jeune savant, et en outre parce qu'il touche, au point de vue de la science, à quelques-uns des points fondamentaux de la doctrine exposée dans notre ouvrage sur la Genèse.



Un ressuscité contrarié

Extrait du voyage de M. Victor Hugo en Zélande


L'épisode suivant est tiré du récit publié par le journal la Liberté, d'un voyage de M. Victor Hugo en Hollande, dans la province de Zélande. Cet article se trouve dans le numéro du 6 novembre 1867.

« Nous venions d'entrer dans la ville. J'avais les yeux levés et je faisais remarquer à Stevens, mon voisin de char-à-bancs, la dentelure pittoresque d'une succession de toitures hispano-flamandes, lorsqu'à son tour, il me toucha l'épaule et me fit signe de regarder ce qui se passait sur le quai.

Une foule bruyante d'hommes, de femmes et d'enfants entourait Victor Hugo. Descendu de voiture et escorté des autorités de la ville, il s'avançait, l'air simplement ému, le front découvert, avec deux bouquets dans les mains et deux petites filles en robe blanche à ses côtés.

C'étaient les deux petites filles qui venaient de lui offrir les deux bouquets.

Que dites-vous, par ce temps de visites couronnées et d'ovations artificielles ou officielles, de cette entrée naïvement triomphale d'un homme universellement populaire qui arrive à l'improviste dans un pays perdu, dont il ne soupçonnait même pas l'existence, et qui s'y trouve tout naturellement dans ses Etats ? Qui eût pu faire prévoir au poète que cette petite ville inconnue, dont il avait considéré de loin la silhouette avec curiosité, c'était sa bonne ville de Ziéricsée ?

Au dîner, M. Van Maenen dit à Victor Hugo :

– Savez-vous quelles sont ces deux jolies enfants qui vous ont offert des bouquets ?

– Non.

– Ce sont les filles d'un revenant.

Ceci demandait une explication, et le capitaine nous raconta l'aventure étrange que voici :

Il y avait environ un mois de cela. Un soir, au crépuscule, une voiture où était un homme et un petit garçon rentrait en ville. Il faut dire que cet homme avait peu de temps auparavant perdu sa femme et un de ses enfants, et en était demeuré très triste. Bien qu'il eût encore deux petites filles et le garçon qu'il avait en ce moment avec lui, il ne s'était point consolé et il vivait dans la mélancolie.

Ce soir-là, sa voiture suivait une de ces chaussées élevées et abruptes qui sont, à droite et à gauche, bordées d'un fossé d'eau stagnante et souvent profonde. Soudain le cheval, mal dirigé sans doute à travers la brume du soir, perdit brusquement l'équilibre et roula du haut du talus dans le fossé, entraînant avec lui la voiture, l'homme et l'enfant.

Il y eut dans ce groupe d'êtres précipités un moment d'angoisse affreuse, dont personne ne fut témoin, et un effort obscur et désespéré vers le salut. Mais l'engloutissement se fit avec le pêle-mêle de la chute, et tout disparut dans le cloaque, qui se referma avec l'épaisse lenteur de la boue.

L'enfant seul, resté comme par miracle hors du fossé, criait et appelait lamentablement, en agitant ses petits bras. Deux paysans, qui traversaient à quelque distance de là un champ de garance, entendirent ses gémissements et accoururent. Ils retirèrent l'enfant.

L'enfant criait : « Mon papa ! mon papa ! je veux mon papa ! »

– Et où est-il donc ton papa ?

– Là, disait l'enfant, en montrant le fossé.

Les deux paysans comprirent, et se mirent à la besogne. Au bout d'un quart d'heure, ils retirèrent la voiture brisée ; au bout d'une demi-heure, ils retirèrent le cheval mort. Le petit criait toujours et demandait son père.

Enfin, après de nouveaux efforts, dans le même trou du fossé que la voiture et le cheval, ils repêchèrent et amenèrent hors de l'eau quelque chose d'inerte et de fétide qui était entièrement noir et couvert de fange : c'était un cadavre, celui du père.

Tout ceci avait pris une heure environ. Le désespoir de l'enfant redoublait ; il ne voulait pas que son père fût mort. Les paysans le croyaient bien mort pourtant ; mais comme l'enfant les suppliait et s'attachait à eux, et qu'ils étaient de braves gens, ils tentèrent, pour calmer le petit, ce qu'on fait toujours en pareil cas dans le pays, et se mirent à rouler le noyé dans le champ de garance.

Ils le roulèrent ainsi un bon quart d'heure. Rien ne bougea. Ils le roulèrent encore. Même immobilité. Le petit suivait et pleurait. Ils recommencèrent une troisième fois, et ils allaient renoncer pour tout de bon, lorsqu'il leur sembla que le cadavre remuait un bras. Ils continuèrent. L'autre bras s'agita. Ils s'acharnèrent. Le corps entier donna de vagues signes de vie, et le mort se mit à ressusciter lentement.

Cela est extraordinaire, n'est-ce pas ? Eh bien ! voici qui est plus inattendu encore. L'homme soupira longuement en revenant à la vie et s'écria avec désespoir : « Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce que vous avez fait ? J'étais si bien là où j'étais. J'étais avec ma femme, avec mon fils. Ils étaient venus à moi, et moi à eux. Je les voyais, j'étais dans le ciel, j'étais dans la lumière. Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce que vous avez fait ? Je ne suis plus mort ! »

L'homme qui parlait ainsi venait de passer une heure dans la fange. Il avait le bras cassé et des contusions graves.

On le ramena à la ville, et il vient seulement de guérir, ajouta M. Van Maenen en achevant de nous raconter cette histoire. C'est M. D…, une des plus hautes intelligences, non-seulement de la Zélande, mais de la Hollande. C'est un de nos meilleurs avocats. Tout le monde l'estime et l'honore ici. Quand il a su, monsieur Victor Hugo, que vous alliez passer par la ville, il a voulu absolument se lever de son lit, qu'il n'avait pas encore quitté depuis un mois, et il a fait aujourd'hui sa première sortie pour aller au-devant de vous et vous présenter ses deux petites filles, à qui il avait donné pour vous des bouquets.

Il n'y eut qu'un cri par toute la table.

Ce sont là des choses qui ne se passent qu'en Zélande ! Les voyageurs n'y viennent pas, mais les habitants y reviennent.

On aurait dû l'inviter à dîner, hasarda la partie féminine de la table.

– L'inviter ! m'écriai-je ; mais nous étions déjà douze ! Ce n'était pas précisément le moment d'inviter un fantôme. Aimeriez-vous, mesdames, voir un mort pour treizième.

– Il y a, dit Victor Hugo, qui était resté silencieux, deux énigmes dans cette histoire, l'énigme du corps et celle de l'âme. Je ne me charge pas d'expliquer la première ni de dire comment il se peut qu'un homme reste englouti toute une grande heure dans un cloaque sans que mort s'ensuive. L'asphyxie, il faut le croire, est un phénomène encore mal connu. Mais ce que je comprends admirablement, c'est la lamentation de cette âme. Quoi ! elle était déjà sortie de la vie terrestre, de cette ombre, de ce corps souillé, de ces lèvres noires, de ce fossé noir ! Elle avait commencé l'évasion charmante. A travers la boue, elle était arrivée à la surface du cloaque, et là, à peine rattachée encore par la dernière plume de son aile à cet horrible dernier soupir étranglé de fange, elle respirait déjà silencieusement le frais ineffable du dehors de la vie. Elle pouvait déjà voleter jusqu'à ses amours perdus et atteindre la femme, et se soulever jusqu'à l'enfant. Tout à coup, la demi-évadée frissonne ; elle sent que le lien terrestre, au lieu de se rompre tout à fait, se renoue sous elle, et qu'au lieu de monter dans la lumière, elle redescend brusquement dans la nuit, et qu'elle, l'âme, on la fait violemment rentrer au cadavre. Alors, elle pousse un cri terrible.

Ce qui résulte de ceci pour moi, ajouta Victor Hugo, c'est que l'âme peut rester un certain temps au-dessus du corps, à l'état flottant, n'étant déjà plus prisonnière et n'étant pas encore délivrée. Cet état flottant, c'est l'agonie, c'est la léthargie. Le râle, c'est l'âme qui s'élance hors de la bouche ouverte et qui y retombe par instants, et qui secoue, haletante, jusqu'à ce qu'il se brise, le fil vaporeux du dernier souffle. Il me semble que je la vois. Elle lutte, elle s'échappe à demi des lèvres, elle y rentre, elle s'échappe de nouveau, puis elle donne un grand coup d'aile, et la voilà qui s'envole d'un trait et qui disparaît dans l'immense azur. Elle est libre. Mais quelquefois aussi le mourant revient à la vie : alors l'âme désespérée revient au mourant. Le rêve nous donne parfois la sensation de ces étranges allées et venues de la prisonnière. Le rêve, ce sont les quelques pas quotidiens de l'âme hors de nous. Jusqu'à ce qu'elle ait fini son temps dans le corps, l'âme fait, chaque nuit, dans notre sommeil, le tour de préau du songe.

Paul de La Miltière. »

Le fait en lui-même est éminemment spirite, comme on le voit ; mais s'il est quelque chose de plus spirite encore, c'est l'explication qu'en donne M. Victor Hugo ; on la dirait puisée textuellement dans la doctrine ; ce n'est, du reste, pas la première fois qu'il s'exprime dans ce sens. On se rappelle le charmant discours qu'il prononça, il y a bientôt trois ans, sur la tombe de la jeune Emily Putron (Revue spirite de février 1865, page 59) ; assurément, le Spirite le plus convaincu ne parlerait pas autrement. A de telles pensées, il ne manque absolument que le mot ; mais qu'importe le mot si les idées s'accréditent ! M. Victor Hugo, par son nom autorisé, en est un vulgarisateur. Et cependant ceux qui les acclament dans sa bouche tournent en ridicule le Spiritisme, preuve nouvelle qu'ils ne savent pas en quoi il consiste. S'ils le savaient, ils ne traiteraient pas la même idée de folie chez les uns, et de vérité sublime chez les autres.


Lettre de Benjamin Franklin à mistress Jone Mecone sur la préexistence

Décembre 1770

Dans mon premier séjour à Londres, il y a près de quarante-cinq ans, j'ai connu une personne qui avait une opinion presque semblable à celle de votre auteur. Son nom était Hive ; c'était la veuve d'un imprimeur. Elle mourut peu après mon départ. Par son testament, elle obligea son fils à lire publiquement, à Salter's-Hall, un discours solennel dont l'objet était de prouver que cette terre est le véritable enfer, le lieu de punition pour les Esprits qui ont péché dans un monde meilleur. En expiation de leurs fautes, ils sont envoyés ici-bas sous formes de toute espèce. J'ai vu, il y a longtemps, ce discours qui a été imprimé. Je crois me rappeler que les citations de l'Ecriture n'y manquaient point ; on y supposait qu'encore bien qu'aujourd'hui nous n'ayons aucun souvenir de notre préexistence, nous en reprendrions connaissance après notre mort, et nous nous rappellerions les châtiments soufferts, de façon à être corrigés. Quant à ceux qui n'avaient pas encore péché, la vue de nos souffrances devait leur servir d'avertissement.

De fait, nous voyons ici-bas que chaque animal a son ennemi, et cet ennemi a des instincts, des facultés, des armes pour le terrifier, le blesser, le détruire. Quant à l'homme, qui est au premier degré de l'échelle, il est un diable pour son semblable. Dans la doctrine reçue de la bonté et de la justice du grand Créateur, il semble qu'il faille une hypothèse comme celle de madame Hive pour concilier avec l'honneur de la divinité cet état apparent de mal général et systématique. Mais, faute d'histoire et de faits, notre raisonnement ne peut aller loin quand nous voulons découvrir ce que nous avons été avant notre existence terrestre, oui ce que nous serons plus tard. (Magasin pittoresque, octobre 1867, page 340.)

Vous avons rapporté dans la Revue d'août 1865, page 244, l'épitaphe de Franklin composée par lui-même et qui est ainsi conçue ;

« Ici repose, livré aux vers, le corps de Benjamin Franklin, imprimeur, comme la couverture d'un vieux livre dont les feuillets sont arrachés, et le titre et la dorure effacés ; mais, pour cela l'ouvrage ne sera pas perdu, car il reparaîtra, comme il le croyait, dans une nouvelle et meilleure édition, revue et corrigé par l'auteur. »

Encore une des grandes doctrines du Spiritisme, la pluralité des existences, professée, il y a plus d'un siècle, par un homme regardé à juste titre comme une des lumières de l'humanité. Cette idée est du reste si logique, si évidente par les faits qu'on a journellement sous les yeux, qu'elle est à l'état d'intuition chez une foule de gens. Elle est même positivement admise aujourd'hui, par des intelligences d'élite, comme principe philosophique, en dehors du Spiritisme. Le Spiritisme ne l'a donc pas inventée ; mais il l'a démontrée et prouvée, et de l'état de simple théorie il l'a fait passer à l'état de fait positif. C'est une des nombreuses portes ouvertes aux idées spirites, car, ainsi que nous l'avons expliqué dans une autre circonstance, ce point de départ admis, de déduction en déduction on aboutit forcément à tout ce qu'enseigne le Spiritisme.

Reflet de la préexistence

Par Jean Raynaud

Voilà un homme qui touche à la fin de sa carrière ; dans quelques heures il ne sera plus de ce monde. A ce moment suprême, a-t-il conscience du résultat, du produit net de la vie ? En voit-il le résumé comme dans un miroir ? Peut-il s'en faire une idée ? Non sans doute. Pourtant ce produit net, ce résumé existe quelque part. Il est dans l'âme d'une manière latente, sans qu'elle puisse le discerner. Elle le discernera au grand jour ; alors le résumé de tout le passé prenant vie à la fois, on se connaîtra réellement. Ici-bas, nous ne nous connaissons que par parcelles ; la lumière d'un jour est effacée par les ténèbres d'un autre jour ; l'âme resserre et garde dans son trésor une foule d'impressions, de perceptions, de désirs que nous oublions.

Notre mémoire est bien loin d'être proportionnée à la capacité de notre âme ; et tant de choses qui ont agi sur notre âme, dont nous avons perdu le souvenir, sont pour nous comme si elles n'avaient jamais été. Cependant elles ont eu leur effet, et leur effet demeure ; l'âme en garde l'empreinte, qui se trouvera dans le résumé final qui sera notre vie future. (Extrait des Pensées genevoises, par François Roget. Magasin pittoresque, 1861, page 222.)


Jeanne d'Arc et ses commentateurs

Jeanne d'Arc est une des grandes figures de la France, qui se dresse dans l'histoire comme un immense problème, et en même temps comme une protestation vivante contre l'incrédulité. Il est digne de remarque qu'en ce temps de scepticisme, ce sont les adversaires les plus obstinés du merveilleux qui s'efforcent d'exalter la mémoire de cette héroïne presque légendaire ; obligés de fouiller dans cette vie pleine de mystères, ils se voient contraints de reconnaître l'existence de faits que les seules lois de la matière ne sauraient expliquer, car si l'on ôte ces faits, Jeanne d'Arc n'est plus qu'une femme courageuse, comme on en voit beaucoup. Ce n'est probablement pas sans une raison d'opportunité que l'attention publique est appelée sur ce sujet en ce moment ; c'est un moyen comme un autre de frayer la voie aux idées nouvelles.

Jeanne d'Arc n'est ni un problème, ni un mystère pour les Spirites ; c'est un type éminent de presque toutes les facultés médianimiques, dont les effets, comme une foule d'autres phénomènes, s'expliquent par les principes de la doctrine sans qu'il soit besoin d'en chercher la cause dans le surnaturel. Elle est l'éclatante confirmation du Spiritisme dont elle a été l'un des plus éminents précurseurs, non par ses renseignements, mais par les faits, autant que par ses vertus qui dénotent en elle un Esprit supérieur.

Nous nous proposons de faire à ce sujet une étude spéciale, dès que nos travaux nous le permettront ; en attendant il n'est pas inutile de connaître la manière dont ses facultés sont envisagées par les commentateurs.

L'article suivant est tiré du Propagateur de Lille du 17 août 1867.

« Nos lecteurs se souviennent sans doute que cette année, à la fête anniversaire de la levée du siège d'Orléans, M. l'abbé Freppel a demandé, avec une humble et généreuse hardiesse, la canonisation de notre Jeanne d'Arc. Nous lisons aujourd'hui dans la Bibliothèque de l'École des Chartes un excellent article de M. Natalis de Wailly, membre de l'Académie des Inscriptions, qui, à propos de la Jeanne d'Arc de M. Wallon, donne ses conclusions et celles de la vraie science sur l'histoire surnaturelle de celle qui fut à la fois une héroïne de l'Église et de la France. Les arguments de M. de Wailly sont bien faits pour encourager les espérances de M. l'abbé Freppel et les nôtres. – Léon Gautier (Monde).

Il n'y a pas beaucoup de personnages historiques qui aient été, plus que Jeanne d'Arc, en butte à la contradiction des contemporains et de la postérité ; il n'y en a pas pourtant dont la vie soit plus simple ni mieux connue.

Sortie tout à coup de l'obscurité, elle n'apparaît sur la scène que pour y remplir un rôle merveilleux qui attire aussitôt l'attention de tous. C'est une jeune fille habile seulement à filer et à coudre, qui se prétend envoyée de Dieu pour vaincre les ennemis de la France. Elle n'a d'abord qu'un petit nombre de partisans dévoués qui croient à sa parole ; les habiles se défient et lui font obstacle : ils cèdent enfin, et Jeanne d'Arc peut remporter les victoires qu'elle avait prédites. Bientôt elle entraîne jusqu'à Reims un roi incrédule et ingrat, qui la trahit au moment où elle se prépare à emporter Paris, qui l'abandonne quand elle tombe prisonnière aux mains des Anglais, qui ne tente même pas de protester ni de la proclamer innocente quand elle va expirer pour lui. Au jour de sa mort, il n'y avait donc pas seulement des ennemis qui la déclaraient apostate, idolâtre, impudique, ou des amis fidèles qui la vénéraient comme une sainte ; il y avait aussi des ingrats qui l'oubliaient, sans parler des indifférents qui ne se souciaient pas d'elle, et des habiles gens qui se vantaient de n'avoir jamais cru à sa mission ou de n'y avoir cru qu'à demi.

Toutes ces contradictions, au milieu desquelles Jeanne d'Arc dut vivre et mourir, lui ont survécu et l'ont accompagné à travers les siècles. Entre le honteux poème de Voltaire et l'éloquente histoire de M. Wallon, les opinions les plus diverses se sont produites ; et si tous s'accordent aujourd'hui à respecter cette grande mémoire, on peut dire que sous l'admiration commune se cachaient encore de profonds dissentiments. Quiconque, en effet, lit ou écrit l'histoire de Jeanne d'Arc, voit se dresser en face de soi un problème que la critique moderne n'aime pas à rencontrer, mais qui s'impose là comme une nécessité. Ce problème, c'est le caractère surnaturel qui se manifeste dans l'ensemble de cette vie extraordinaire, et plus spécialement dans certains faits particuliers.

Oui, la question du miracle se pose inévitablement dans la vie de Jeanne d'Arc ; elle a embarrassé plus d'un écrivain et provoqué souvent d'étranges réponses. M. Wallon a pensé avec raison que le premier devoir d'un historien de Jeanne d'Arc était de ne pas éluder cette difficulté : il l'aborde de front, et l'explique par l'intervention miraculeuse de Dieu. J'essayerai de montrer que cette solution est parfaitement conforme aux règles de la critique historique.

Les preuves métaphysiques sur lesquelles on peut appuyer la possibilité du miracle échappent ou déplaisent à certains esprits ; mais l'histoire n'a que faire de ces preuves. Sa mission n'est pas d'établir des théories ; c'est de constater des faits, et d'enregistrer tous ceux qui lui apparaissent comme certains. Qu'un fait miraculeux ou inexplicable doive être vérifié avec plus d'attention, personne ne le contestera ; par conséquent aussi, ce même fait, plus attentivement vérifié que les autres, acquiert en quelque sorte un plus grand degré de certitude. Raisonner autrement, c'est violer toutes les règles de la critique, et transporter mal à propos dans l'histoire les préjugés de la métaphysique. Il n'y a pas d'argumentation contre la possibilité du miracle qui dispense d'examiner les preuves historiques d'un fait miraculeux, et de les admettre quand elles sont de nature à produire la conviction chez un homme de bon sens et de bonne foi. On aura le droit plus tard de chercher à ce fait une explication qui satisfasse à tel ou tel système scientifique ; mais avant tout, et quoi qu'il arrive, l'existence du fait doit être reconnue quand elle repose sur des preuves qui satisfont aux règles de la critique historique.

Y a-t-il, oui ou non, des faits de cette nature dans l'histoire de Jeanne d'Arc ? Cette question a été discutée et discutée par un savant qui a précédé M. Wallon, et s'est acquis en cette matière une autorité incontestable. Si je cite ici M. Quicherat de préférence à M. Wallon, ce n'est pas seulement parce que l'un a constaté avant l'autre les faits que je veux rappeler ; c'est aussi parce qu'il s'est proposé de les établir sans prétendre les expliquer, en sorte que sa critique, indépendante de tout système préconçu, s'est bornée à poser des prémisses dont elle n'a voulu pas même prévoir les conclusions.

Il est clair, dit-il, que les curieux voudront aller plus loin, et raisonner sur une cause dont il ne leur suffira point d'admirer les effets. Théologiens, psychologues, physiologistes, je n'ai pas de solution à leur indiquer : qu'ils trouvent, s'ils le peuvent, chacun à leur point de vue, les éléments d'une appréciation qui défie tout contradicteur. La seule chose que je me sente capable de faire dans la direction où s'exercera une semblable recherche, c'est de présenter sous leur forme la plus précise les particularités de la vie de Jeanne d'Arc qui semblent sortir du cercle des facultés humaines.

La particularité la plus importante, celle qui domine toutes les autres, c'est le fait de voix qu'elle entendait plusieurs fois par jour, qui l'interpellaient ou lui répondaient, dont elle distinguait les intonations, les rapportant surtout à saint Michel, à sainte Catherine et à sainte Marguerite. En même temps se manifestait une vive lumière, où elle apercevait la figure de ses interlocuteurs : « Je les vois des yeux de mon corps, disait-elle à ses juges, aussi bien que je vous vois vous-mêmes. » Oui, elle soutenait avec une fermeté inébranlable que Dieu la conseillait par l'entremise des saints et des anges. Un instant, elle se démentit, elle faiblit devant la peur du supplice ; mais elle pleura sa faiblesse et s'en confessa publiquement ; son dernier cri dans les flammes, c'est que ses voix ne l'avaient point trompée et que ses révélations étaient de Dieu. Il faut donc conclure avec M. Quicherat que « sur ce point la critique la plus sévère n'a pas de soupçon à élever contre sa bonne foi. » Le fait une fois constaté, comment certains savants l'ont-ils expliqué ? De deux manières : ou par la folie, ou par la simple hallucination. Qu'en dit M. Quicherat ? Qu'il prévoit de grands périls pour ceux qui voudront classer le fait de la Pucelle parmi les cas pathologiques.

Mais, ajoute-t-il, que la science y trouve ou non son compte, il n'en faudra pas moins admettre les visions, et, comme je vais le faire voir, d'étranges perceptions d'esprit issues de ces visions.

Quelles sont ces étranges perceptions d'esprit ? Ce sont des révélations qui ont permis à Jeanne : tantôt de connaître les plus secrètes pensées de certaines personnes, tantôt de percevoir des objets hors de la portée de ses sens, tantôt de discerner et d'annoncer l'avenir. »

M. Quicherat cite pour chacune de ces trois espèces de révélations « un exemple assis sur des bases si solides, qu'on ne peut, dit-il, le rejeter sans rejeter le fondement même de l'histoire. »

En premier lieu, Jeanne révèle à Charles VII un secret connu de Dieu et de lui, seul moyen qu'elle eût de forcer la créance de ce prince méfiant.

Ensuite, se trouvant à Tours, elle discerna qu'il y avait, entre Loches et Chinon, dans l'église de Sainte-Catherine de Fierbois, enfoncée à une certaine profondeur près de l'autel, une épée rouillée et marquée de cinq croix. L'épée fut trouvée, et ses accusateurs lui imputèrent plus tard d'avoir su par ouï-dire que cette arme était là, ou de l'y avoir fait mettre elle-même.

Je sens, dit à ce propos M. Quicherat, combien une pareille interprétation paraîtra forte dans un temps comme le nôtre ; combien faibles au contraire sont les lambeaux d'interrogatoire que je mets en opposition ; mais lorsqu'on a le procès tout entier sous les yeux, et qu'on y voit de quelle façon l'accusée mit sa conscience à découvert, alors c'est son témoignage qui est fort, et l'interprétation des raisonneurs qui est faible.

Je laisse enfin M. Quicherat raconter lui-même une des prédictions de Jeanne d'Arc :

Dans l'une de ses premières conversations avec Charles VII, elle lui annonça qu'en opérant la délivrance d'Orléans elle serait blessée, mais sans être mise hors état d'agir ; ses deux saintes le lui avaient dit, et l'événement lui prouva qu'elles ne l'avaient pas trompée. Elle confesse cela dans son quatrième interrogatoire. Nous en serions réduits à ce témoignage, que le scepticisme, sans révoquer en doute sa bonne foi, pourrait imputer son dire à une illusion de mémoire. Mais ce qui démontre qu'elle prédit effectivement sa blessure, c'est qu'elle la reçut le 7 mai 1429, et que, le 12 avril précédent, un ambassadeur flamand qui était en France écrivit au gouvernement de Brabant une lettre où était rapportée non-seulement la prophétie, mais la manière dont elle s'accomplirait. Jeanne eut l'épaule percée d'un trait d'arbalète à l'assaut du fort des Tourelles, et l'envoyé flamand avait écrit : Elle doit être blessée d'un trait dans un combat devant Orléans, mais elle n'en mourra pas. Le passage de sa lettre a été consigné sur les registres de la Chambre des comptes de Bruxelles.

Un des savants dont je rappelais tout à l'heure l'opinion, celui qui fait de Jeanne d'Arc une hallucinée plutôt qu'une folle, ne conteste pas ses prédictions, et il les attribue « à une sorte d'impressionnabilité sensitive, à un rayonnement de la force nerveuse dont les lois ne sont pas encore connues.

Est-on bien sûr que ces lois existent, et qu'elles doivent jamais être connues ? Tant qu'elles ne le seront pas, ne vaut-il pas mieux avouer franchement son ignorance que de proposer de telles explications ? Toute hypothèse est-elle bonne quand il s'agit de nier l'action de la Providence, et l'incrédulité dispense-t-elle de tout raisonnement ? Ne devrait-on pas se dire que, depuis l'origine des temps, l'immense majorité des hommes s'est accordée à croire qu'il existe un Dieu personnel qui, après avoir créé le monde, le dirige et se manifeste quand il lui plaît par des signes extraordinaires ? Si l'on faisait taire un instant son orgueil, n'entendrait-on pas ce concert de toutes les races et de toutes les générations ? Ce qui est merveilleux, c'est qu'on puisse avoir une foi si robuste en soi-même quand on parle au nom d'une science qui est la plus incertaine et la plus variable de toutes, d'une science dont les adeptes ne cessent de se contredire, dont les systèmes meurent et renaissent comme la mode, sans que jamais l'expérience ait pu en ruiner ou en asseoir définitivement un seul. Je dirais volontiers à ces docteurs en pathologie : Si vous rencontrez des maladies comme celle de Jeanne d Arc, gardez-vous de les guérir ; tâchez plutôt qu'elles deviennent contagieuses.

Mieux inspiré, M. Wallon n'a pas prétendu connaître Jeanne d'Arc mieux qu'elle ne s'était connue elle-même. Placé en face du plus sincère des témoins, il lui a prêté une oreille attentive et accordé une confiance entière. Ce mélange de bon sens et d'élévation, de simplicité et de grandeur, ce courage surhumain, rehaussé encore par les courtes défaillances de la nature, lui ont apparu non comme des symptômes de folie ou d'hallucination, mais comme des signes éclatants d'héroïsme et de sainteté. Là, et non ailleurs, était la bonne critique ; de là vient qu'en cherchant la vérité il a trouvé aussi l'éloquence, et dépassé tous ceux qui l'avaient devancé dans cette voie. Il mérite d'être placé en tête de ces écrivains dont M. Quicherat a dit excellemment :

Ils ont restitué Jeanne aussi entière qu'ils ont pu, et plus ils se sont attachés à reproduire son originalité, plus ils ont trouvé le secret de sa grandeur.

M. Quicherat trouvera tout naturel que j'emprunte ses paroles pour caractériser un succès auquel il a contribué plus que personne ; car, s'il ne lui a pas convenu d'écrire lui-même l'histoire de Jeanne d'Arc, il est désormais impossible de l'entreprendre sans recourir à ses travaux. M. Wallon, en particulier, en a tiré un immense profit, sans avoir presque jamais rien à modifier ni aux textes recueillis par l'éditeur, ni à ses conclusions. Cependant il ne les a point acceptés sans contrôle. C'est ainsi qu'il signale une omission involontaire dont s'est prévalu un écrivain qui penche plutôt pour l'hallucination que pour l'inspiration de Jeanne d'Arc. On lit à la page 216 du Procès (tome Ier) que Jeanne d'Arc était à jeun le jour où elle entendit pour la première fois la voix de l'ange, mais qu'elle n'avait pas jeûné le jour précédent. A la page 52, au contraire, M. Quicherat avait imprimé : et ipsa Johanna jejunaverat die præcedenti. En supprimant à la page 216 la négation qui manque à la page 52, on avait deux jeûnes consécutifs qui semblaient une cause suffisante d'hallucination. Le manuscrit ne se prête point à cette hypothèse ; M. Wallon a constaté que l'exactitude habituelle de M. Quicherat se trouve ici en défaut, et qu'il faut lire, à la page 52, non jejunaverat.

Le seul dissentiment un peu grave que j'aperçoive entre les deux auteurs, c'est lorsqu'ils apprécient les vices de forme signalés au procès. M. Quicherat soutient que Pierre Cauchon était trop habile pour commettre des illégalités, et M. Wallon le croit trop passionné pour avoir pu s'en défendre. Je ne suis pas en état de décider cette question ; je ferai seulement remarquer qu'elle a au fond peu d'importance, puisque, de part et d'autre, on est d'accord sur l'iniquité du juge et l'innocence de la victime.

Je retrouve M. Wallon affirmant avec M. Quicherat, contrairement à une opinion déjà ancienne et qui conserve encore des partisans, que, Charles VII une fois sacré à Reims, Jeanne d'Arc n'avait pas encore accompli toute sa mission ; car elle s'était annoncée elle-même comme devant en outre expulser les Anglais. Je laisse à dessein de côté la délivrance du duc d'Orléans, parce que c'est un point sur lequel ses déclarations ne sont point aussi explicites. Mais pour ce qui concerne l'expulsion des Anglais, on a la lettre même qu'elle leur adressait le 22 mars 1429 : « Je suis cy venue de par Dieu, le roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France. » Ses courtes défaillances ne peuvent rien contre ce texte authentique, qu'elle a d'ailleurs confirmé en mainte occasion, jusqu'à ce qu'elle le consacrât sur son bûcher par une protestation suprême. Je ne m'explique donc pas qu'un doute puisse exister, surtout dans l'esprit de ceux qui croient à l'inspiration de Jeanne d'Arc. Comment peuvent-ils connaître sa mission, sinon par elle ? et pourquoi lui refuser ici la créance qu'ils lui accordent ailleurs ?

Elle a échoué, dira-t-on, donc elle n'avait pas mission de Dieu pour l'entreprendre. Telle fut, en effet, la triste pensée qui s'empara des esprits quand on la sut prisonnière des Anglais. Mais le pieux Gerson, quelques mois avant de mourir et au lendemain de la délivrance d'Orléans, avait en quelque sorte prévu les revers après la victoire, non comme un désaveu pour Jeanne d'Arc, mais comme un châtiment pour les ingrats qu'elle venait défendre. Il écrivait le 14 mai 1529 : « Quand bien même (ce qu'à Dieu ne plaise !) elle serait trompée dans son espoir et dans le nôtre, il n'en faudrait pas conclure que ce qu'elle a fait vient de l'esprit malin et non de Dieu ; mais plutôt s'en prendre à notre ingratitude et au juste jugement de Dieu, quoique secret… car Dieu, sans changer de conseil, change l'arrêt selon les mérites.

Ici encore, M. Wallon a fait de la bonne critique : il ne divise pas les témoignages de Jeanne d'Arc, il les accepte tous et les proclame sincères, même quand ils semblent n'être plus prophétiques. J'ajoute qu'il les justifie pleinement en montrant que, si elle avait mission de chasser les Anglais, elle n'avait point promesse de tout exécuter par elle-même, mais qu'elle a commencé l'œuvre et en a prédit l'achèvement. M. Wallon l'a bien senti ; ce n'est pas comprendre Jeanne d'Arc que de la glorifier dans ses triomphes pour la renier dans sa passion.

Nous surtout qui connaissons le dénouement de ce drame merveilleux, nous qui savons que les Anglais furent en effet chassés du royaume et la couronne de Reims affermie au front de Charles VII, nous devons croire, avec M. Wallon, que Dieu ne cessa jamais d'inspirer celle dont il lui a plu de consacrer la grandeur par l'épreuve et la sainteté par le martyre. » –

N. de Wailly.



Celui de nos correspondants d'Anvers qui a bien voulu nous envoyer l'article ci-dessus, y a joint la note ci-après provenant de ses recherches personnelles sur le procès de Jeanne d'Arc :

« Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, et un inquisiteur nommé Lemaire, assistés de soixante assesseurs, furent les juges de Jeanne. Son procès s'instruisit selon les formes mystérieuses et barbares de l'Inquisition, qui avait juré sa perte. Elle voulut s'en rapporter au jugement du Pape et du Concile de Bâle, mais l'évêque s'y opposa. Un prêtre, L'Oyseleur, la trompa en abusant de la confession, et lui donna de funestes conseils. A la suite d'intrigues de toutes sortes, elle fut condamnée, en 1431, à être brûlée vive, « comme menteresse, pernicieuse, abuseresse du peuple, devineresse, blasphèmeresse de Dieu, mal créant de la foy de Jésus-Christ, vanteresse, ydotâtre, cruelle, dissolue, invocateresse des diables, scismatique et hérétique. »

Le Pape Calixte III, en 1456, fit prononcer, par une commission ecclésiastique, la réhabilitation de Jeanne, et il fut déclaré, par un arrêt solennel, que Jeanne était morte martyre pour la défense de sa religion, de sa patrie et de son roi. Le Pape eût bien voulu la canoniser, mais son courage n'alla pas si loin.

Pierre Cauchon mourut subitement en 1443, en se faisant la barbe ; il fut excommunié ; son corps fut déterré et jeté à la voirie. »

La jeune paysanne de Monin

Fait d'apparition

Un de nos correspondants d'Oloron (Basses-Pyrénées), nous a adressé la relation du fait suivant, qui est à sa connaissance personnelle :

« Vers la fin du mois de décembre 1866, non loin du village de Monin (Basses-Pyrénées), une paysanne âgée de vingt-quatre ans, nommée Marianne Courbet, se trouvait occupée à ramasser des feuilles dans une prairie, près de la maison qu'elle habite avec son père, âgé de soixante-quatre ans, et une sœur âgée de vingt-neuf ans. Depuis quelques instants déjà, un vieillard d'une taille moyenne, portant des vêtements de paysan, se tenait au coin de la claire-voie qui donne passage dans la prairie. Tout à coup, il appelle la jeune fille qui ne tarde pas à s'approcher, et lui demande si elle pourrait lui faire l'aumône.

– Mais que pourrais-je vous donner, lui dit-elle, je n'ai rien ; à moins que vous ne vouliez accepter un morceau de pain ?

– Ce que vous voudrez, répliqua le vieillard ; d'ailleurs, vous pouvez être tranquille, vous n'en manquerez pas.

Et la paysanne se hâta d'aller chercher le morceau de pain. A son retour, le vieillard lui dit :

– Il y a déjà longtemps que vous m'aviez répondu.

– Comment, reprend la paysanne étonnée, pouvais-je vous répondre ? vous ne m'aviez pas encore appelée.

– Je ne vous avais point appelée, il est vrai, mais mon Esprit s'était transporté vers vous, avait pénétré votre Esprit, et c'est ainsi que j'ai connu d'avance vos intentions. Je me suis arrêté aussi devant une autre maison, là-bas ; mon Esprit a pénétré dedans et j'ai connu les dispositions peu charitables de ceux qui l'habitent. Aussi ai-je pensé qu'il était inutile d'y rien demander. Si ces personnes ne changent pas, si elles continuent à ne pas exercer la charité, elles sont bien à plaindre. Pour vous, ne refusez jamais de faire l'aumône, et Dieu vous tiendra compte de vos sentiments et vous rendra bien au delà ce que vous avez donné aux malheureux… Vous avez mal aux yeux ?

– Hélas ! oui, répond la paysanne, et le plus souvent ma vue est tellement faible que je ne puis me livrer aux travaux de la campagne.

– Eh bien ! continue le vieillard, voici une paire de lunettes avec lesquelles vous verrez parfaitement. Vous aviez une sœur que vous aimiez beaucoup et qui est morte depuis huit ans et quatre mois.

– C'est vrai, répond la paysanne de plus en plus étonnée.

– Votre mère est morte il y a un an.

– C'est vrai, continue-t-elle de même.

– Eh bien ! vous irez dire cinq Pater et cinq Ave sur sa tombe. D'ailleurs elles se trouvent toutes deux dans un endroit où elles sont heureuses et où vous les reverrez un jour. Avant de vous quitter, j'ai une chose à vous recommander : c'est d'aller chez telle personne (une fille de mauvaise conduite ayant plusieurs enfants), et vous lui demanderez de vous laisser emmener un de ses enfants que vous élèverez jusqu'à l'époque de sa première communion.

Enfin, voici un paroissien que vous devez garder précieusement et auquel est attachée une grâce pour tous ceux qui le toucheront. Les personnes qui viendront vous voir devront dire en venant ou en s'en retournant deux Pater et deux Ave pour les âmes du purgatoire. Parmi ces personnes, dont le nombre augmentera de jour en jour d'une manière considérable, il y en a qui riront, qui se moqueront ; à celles-là, vous ne raconterez rien. Ne manquez pas de recommander à la personne chez qui vous devez prendre l'enfant de se convertir, car je ne crois pas qu'elle vive encore longtemps.

Je vous préviens que vous ferez une grave maladie vers la fin du mois de mars ; ne faites pas appeler de médecin, ce serait inutile ; c'est une épreuve à laquelle vous devez vous soumettre avec résignation. D'ailleurs, je reviendrai vous voir.

Et le vieillard s'éloigna. Arrivé à un petit pont très rapproché, il disparut tout à coup.

Naturellement, la jeune paysanne se hâta d'aller raconter le fait à M. le curé auquel elle montra le paroissien. Le curé lui dit qu'il pensait qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire et l'engagea à garder avec soin ce paroissien. Elle s'empressa aussi de faire tout ce que le vieillard lui avait recommandé, et depuis, on la vit toujours avec ses lunettes et l'enfant dont elle s'est chargée. Elle a été visitée par une foule innombrable, et, dimanche dernier, sa maison était pleine à ce point que M. le curé a dû chanter les vêpres à peu près à lui seul. Je ne dois point oublier une circonstance importante, c'est que, selon la prédiction du vieillard, la paysanne est au lit depuis quelques jours. Maintenant, il faut vous dire qu'à Monin comme à Oloron, les opinions sont très partagées au sujet du fait en question ; les uns y croient et les autres restent incrédules. Le curé de Monin, qui avait d'abord trouvé la chose fort extraordinaire, a prêché plusieurs fois pour dissuader ses paroissiens d'aller visiter la paysanne. D'après celle-ci, le personnage qui s'est présenté à elle lui a dit son nom et lui a confié plusieurs choses qu'elle ne doit point révéler, du moins pour le moment. Dans tout ceci, ce qui me ferait un peu réfléchir, c'est qu'il a manifesté le désir qu'on élevât une statue le représentant à la place où il est apparu.

L'opinion générale, parmi les croyants, est que ce doit être saint Joseph. Pour moi, si le fait est vrai, je ne puis y voir qu'une manifestation spirite ayant pour but d'appeler l'attention sur notre philosophie, dans une contrée dominée par des influences contraires. »

Quelques mots à la Revue spirite

Par le journal l'Exposition populaire illustrée.

L'Exposition populaire illustrée contient, dans son trente-quatrième numéro, l'article suivant au sujet des réflexions dont nous avons fait suivre les deux articles de notre dernier numéro sur le curé Gassner et les pronostics, que nous avions empruntés à ce journal :

« La Revue spirite est un journal spécial mensuel qui, depuis dix ans, soutient courageusement la lutte contre la classe nombreuse des écrivains et des hommes superficiels qui traitent, à l'envi les uns des autres, les adeptes de la foi nouvelle « d'illuminés, d'hallucinés, de dupes, de fous, d'imposteurs, de charlatans, et enfin de suppôts de Satan. » Vous voyez que certains écrivains aiment mieux insulter, outrager que discuter.

O mon Dieu ! tout ce vocabulaire fut épuisé il y a trente-cinq à trente-six ans, contre les saint-simoniens, et, si nous ne faisons erreur, l'éloquence du Parquet se mit de la partie, et il nous semble que le pÈre et un de ses ardents disciples furent atteints par une condamnation qui les a laissés libres de diriger de grandes administrations, de siéger à l'Institut, d'être élevés à la dignité de sénateur, de porter en bandoulière les insignes de diverses décorations, la croix d'honneur comprise, mais qui ne leur permet pas seulement de siéger dans le Conseil municipal de leur village, mais encore d'user du droit civique du vote.

Vous voyez bien que l'outrage ne signifie pas grand-chose ; toutefois aussi vous voyez bien toujours qu'il en reste quelque chose ; – c'est une espèce de calomnie ; or, la calomnie, on l'a dit bien longtemps avant nous, quand elle ne brûle pas, noircit.

Revenons aux Spirites ; qui sait ce qui est réservé aux hommes de l'école spirite ? Peut-être les verrons-nous un jour se faire la courte échelle pour arriver aux sommités du pouvoir, ainsi que l'ont fait MM. les saint-simoniens.

Toujours est-il qu'ils progressent (les Spirites), qu'ils grossissent leurs rangs d'hommes graves et intelligents, de magistrats réputés dans leur corps.

Nous parlons aujourd'hui de la Revue spirite, parce que la Revue Spirite a bien voulu s'occuper de nous dans son dernier numéro (celui de novembre)… Elle a reproduit divers passages de notre vingt-quatrième numéro, relatifs à une correspondance sur les thaumaturges, et s'est empressée de protester contre la qualification de thaumaturge que nous avons donnée, dans divers autres articles, au guérisseur Jacob et aux guérisseurs passés, présents et futurs, alors qu'ils guérissent en dehors de la thérapeutique scientifique.

La Revue spirite proteste contre ce mot thaumaturge, par la raison qu'elle n'admet pas que rien se fasse en dehors des lois naturelles... ; mais il me semble que c'est ce que notre petit journal a déjà dit plus de vingt fois.

Il n'y a rien, rien, rien, en dehors des lois naturelles.

Tout ce qui est, tout ce qui advient, tout ce qui se produit, est la résultante de lois naturelles, de phénomènes naturels connus ou inconnus.

Oui, mille fois oui, « les phénomènes qui appartiennent à l'ordre des faits spirituels ne sont pas plus miraculeux que les faits matériels, attendu que l'ÉlÉment spirituel est une des forces de la nature, tout aussi bien que l'ÉlÉment matériel, » dites-vous !

Oui, messieurs, mille fois oui, nous partageons votre sentiment ; mais nous protestons contre cette expression élément, tout comme vous avez protesté contre la qualification de thaumaturge donnée par nous à un Spirite conscient ou inconscient.

Le mot thaumaturge vous choque ; donnez-m'en un autre, rationnel, logique, compréhensible… je l'accepterai.

Par conséquence logique, le mot miracle doit vous choquer ; – donnez-en un autre pour rendre, pour exprimer ce que rend, ce qu'exprime le mot miracle, et je l'adopterai.

Mais tant que votre, que notre dictionnaire ne sera pas fait, ne sera pas connu, il faut bien avoir recours au dictionnaire de l'Académie ; véritablement, messieurs les Spirites, il ne faut pas s'octroyer la prétention d'avoir un autre vocabulaire que MM. les Quarante.

Linguistiquement, académiquement parlant, qu'est-ce qu'un thaumaturge ? un faiseur de miracles.

Qu'est-ce qu'un miracle ? – Un acte de la puissance divine, contraire aux lois connues de la nature.

Donc, MM. les guérisseurs, les Hohenlohe, les Gassner, les Jacob, sont des thaumaturges, des faiseurs de miracles, car ils agissent en dehors des lois connues de la nature.

Inventez, créez, donnez, promulguez un nouveau mot et nous l'adopterons ; mais, jusque-là, permettez-nous de conserver le vieux vocabulaire et de nous y conformer jusqu'à nouvelle instruction, nous ne pouvons faire autrement.

Savez-vous comment agit Jacob ? dites-le ; – si vous ne le savez pas, faites comme nous, reconnaissez qu'il agit en dehors des lois connues de la nature, donc il est thaumaturge.

Pour notre compte, nous protestons, avons-nous dit, contre le mot élément, par une raison très simple, c'est que nous déclarons ignorer complètement quel est et ce qu'est l'élément spirituel, pas plus que nous ne savons ce qu'est l'élément matériel.

En fait d'élément spirituel, nous ne reconnaissons que l'élément créateur : Dieu… – En toute humilité, en toute vénération, nous courbons la tête et respectons l'inexplicable mystère de l'incarnation du souffle de Dieu en nous… nous bornant à répéter ce que nous avons dit : « Il y a en nous un inconnu qui est nous, qui tout à la fois commande à notre moi matière et lui obéit.»

Pour ce qui est de l'élément matériel, nous proclamons de toute la puissance de notre sincérité que nous ne sommes pas moins embarrassés… la création du premier homme, de la première femme, en tant qu'êtres matériels, est un mystère aussi inextricable que celui de la spiritualisation de cet être créé.

Voile de ténèbres, secret du Créateur qu'il n'est pas permis de soulever, de pénétrer.

L'élément primitif est Dieu ou est en Dieu… Ne cherchons pas, et disons avec le plus savant des docteurs de l'Eglise : « Ne cherchez pas à pénétrer ce mystère, vous deviendriez fou. »

Maintenant, nous demanderons à messieurs de la Revue spirite, ceux qui croient à la double vue, à la vue spirituelle, pourquoi ils s'élèvent contre les phénomènes physiques considérés comme des pronostics d'événements heureux ou malheureux.

Ces phénomènes, dites-vous, n'ont en général aucune liaison avec les choses qu'ils semblent présager. Ils peuvent être les précurseurs d'effets physiques qui en sont la conséquence, comme un point noir à l'horizon peut présager au marin la tempête, ou certains nuages annoncer la grêle, mais la signification de ces phénomènes pour les choses de l'ordre moral doit, ajoutez-vous, être rangée parmi les croyances superstitieuses qu'on ne saurait combattre avec trop d'énergie.

Expliquez-vous un peu mieux, messieurs, car vous touchez ici à une des graves questions des sciences cabalistiques, des prévisions prophétiques.

Dites-nous franchement, loyalement, dans quelle catégorie vous classez les influences numériques ; les niez-vous, les contestez-vous, y croyez-vous ?… Avez-vous jamais réfléchi à ces questions ?

Prenez garde ; tout s'enchaîne dans les mystères de la création, dans le secret des corrélations des mondes, des corrélations planétaires. Vous croyez à vous-même, à votre moi spirituel, à votre Esprit incarné, et vous croyez aussi aux Esprits désincarnés : donc aux Esprits qui ont été incarnés et qui, épurés de leur incarnation précédente, attendent une incarnation, nous ne dirons pas plus céleste, plus divine, mais plus angélique… Voilà votre foi ; et puis, vous arrêterez la mathématique divine, et vous dites : Je ne crois pas à cette prescience régulière qui porterait atteinte à mon libre arbitre ; je ne crois pas à ces calculs de détail… Bornez-vous à douter, messieurs ; mais ne niez pas.

Si vous étudiiez l'histoire de l'humanité en prenant pour guide les concordances numériques, vous resteriez écrasés et n'oseriez plus dire qu'on ne saurait combattre cette croyance superstitieuse avec trop d'énergie.

Nous pouvons mettre sous vos yeux plus de quatre mille concordances numériques, historiques, indiscutables. Faites arriver un événement, naître ou mourir un an plutôt ou plus tard, et la concordance cesse… Quelle loi les règle ?… Mystère de Dieu, – secret inconnu de la créature… ; – et comme tout se lie et s'enchaîne, osez, vous qui, en votre qualité de Spirite, devez croire au magnétisme, à la somno-activité, au somnambulisme ; vous qui devez croire à l'agent (et non élément) spirituel, comment pouvez-vous nier les lois inconnues qui régissent les relations des mondes entre eux ?… Vous croyez aux relations des Esprits incarnés avec les Esprits désincarnés ! Soyez donc logiques et ne reculez devant aucune possibilité cachée encore dans les ténèbres de l'inconnu.

Nous reviendrons sur cette question, qui n'est pas neuve, mais qui est toujours demeurée dans les limbes de la science. (Nous nous servons de ce mot avec intention.) »

Réponse

Les raisons pour lesquelles le Spiritisme répudie le mot miracle pour ce qui le concerne en particulier, et en général pour les phénomènes qui ne sortent pas des lois naturelles, ont été maintes fois développées, soit dans nos ouvrages sur la doctrine, soit dans plusieurs articles de la Revue Spirite. Elles sont résumées dans le passage suivant, tiré du numéro de mai 1867, page 132 :

« Dans son acception usuelle le mot miracle a perdu sa signification primitive comme tant d'autres, à commencer par le mot philosophie (amour de la sagesse), dont on se sert aujourd'hui pour exprimer les idées les plus diamétralement opposées, depuis le plus pur spiritualisme, jusqu'au matérialisme le plus absolu. Il n'est douteux pour personne que, dans la pensée des masses, miracle implique l'idée d'un fait extra-naturel. Demandez à tous ceux qui croient aux miracles s'ils les regardent comme des effets naturels. L'Église est tellement fixée sur ce point qu'elle anathématise ceux qui prétendent expliquer les miracles par les lois de la nature. L'Académie elle-même définit ce mot : Acte de la puissance divine, contraire aux lois connues de la nature. – Vrai, faux miracle. – Miracle avéré. – Opérer des miracles. – Le don des miracles.

Pour être compris de tous, il faut parler comme tout le monde ; or, il est évident que si nous eussions qualifié les phénomènes spirites de miraculeux, le public se serait mépris sur leur véritable caractère, à moins d'employer chaque fois une circonlocution et de dire que ce sont des miracles qui ne sont pas des miracles comme on l'entend généralement. Puisque la généralité y attache l'idée d'une dérogation aux lois naturelles, et que les phénomènes spirites ne sont que l'application de ces mêmes lois, il est bien plus simple et surtout plus logique de dire carrément : Non, le Spiritisme ne fait pas de miracles. De cette manière, il n'y a ni méprise, ni fausse interprétation. De même que le progrès des sciences physiques a détruit une foule de préjugés, et fait rentrer dans l'ordre des faits naturels un grand nombre d'effets considérés jadis comme miraculeux, le Spiritisme, par la révélation de nouvelles lois, vient restreindre encore le domaine du merveilleux ; nous disons plus : il lui porte le dernier coup, c'est pourquoi il n'est pas partout en odeur de sainteté, pas plus que l'astronomie et la géologie. »

Du reste, la question des miracles est traitée d'une manière complète et avec tous les développements qu'elle comporte dans la seconde partie du nouvel ouvrage que nous publions sous le titre de la Genèse, les miracles et les prédictions, selon le Spiritisme. La cause naturelle des faits réputés miraculeux, dans le sens vulgaire du mot, est expliquée. Si l'auteur de l'article ci-dessus prend la peine de le lire, il verra que les guérisons de M. Jacob, et toutes celles du même genre, ne sont pas un problème pour le Spiritisme qui, depuis longtemps, sait à quoi s'en tenir sur ce point ; c'est une question presque élémentaire.

L'acception du mot miracle, dans le sens de fait extra-naturel, est consacrée par l'usage ; l'Église la revendique pour son compte comme partie intégrante de ses dogmes ; il nous paraît donc difficile de faire revenir ce mot à son acception étymologique sans s'exposer à des quiproquos. Il faudrait, dit l'auteur, un mot nouveau ; or, comme tout ce qui n'est pas en dehors des lois de la nature est naturel, nous n'en voyons pas d'autre pouvant les embrasser tous que celui de phénomènes naturels.

Mais les phénomènes naturels, réputés miraculeux sont de deux ordres : les uns dépendent des lois qui régissent la matière, les autres des lois qui régissent l'action du principe spirituel. Les premiers sont du ressort de la science proprement dite, les seconds sont plus spécialement dans le domaine du Spiritisme. Quant à ces derniers, comme ils sont, pour la plupart, une conséquence des attributs de l'âme, le mot existe ; on les appelle phénomènes psychiques, et, quand ils sont combinés avec les effets de la matière, on pourrait les appeler psyco-matériels ou semi-psychiques.

L'auteur critique l'expression d'élément spirituel, par la raison, dit-il, que le seul élément spirituel est Dieu. A cela, la réponse est bien simple. Le mot élément n'est pas pris ici dans le sens de corps simple, élémentaire, de molécules primitives, mais dans celui de partie constituante d'un tout. En ce sens, on peut dire que l'élément spirituel a une part active dans l'économie de l'univers, comme on dit que l'élément civil et l'élément militaire figurent pour telle proportion dans le chiffre d'une population ; que l'élément religieux entre dans l'éducation ; qu'en Algérie, il y a l'élément arabe et l'élément européen, etc. A notre tour, nous dirons à l'auteur que, à défaut d'un mot spécial pour cette dernière acception du mot élément, on est forcé de s'en servir. Du reste, comme ces deux acceptions ne représentent pas des idées contradictoires, comme celle du mot miracle, il n'y a pas de confusion possible, l'idée radicale étant la même.

Si l'auteur prend la peine d'étudier le Spiritisme, contre lequel nous constatons avec plaisir qu'il n'a pas un parti pris de négation, il y trouvera la réponse aux doutes que semblent exprimer quelques parties de son article touchant la manière d'envisager certaines choses, sauf, toutefois, en ce qui concerne la science des concordances numériques dont nous ne nous sommes jamais occupé, et sur laquelle, par conséquent, nous ne saurions avoir une opinion arrêtée.

Le Spiritisme n'a pas la prétention d'avoir le dernier mot sur toutes les lois qui régissent l'univers, c'est pourquoi il n'a jamais dit : Nec plus ultrà. Par sa nature même il ouvre la voie à toutes les nouvelles découvertes, mais jusqu'à ce qu'un principe nouveau soit constaté, il ne l'accepte qu'à titre d'hypothèse ou de probabilité.

L'abbé de Saint-Pierre

Les Ephémérides du Siècle du 29 avril dernier contenaient la notice suivante :

1743. – Mort de l'abbé de Saint-Pierre (Charles-Irénée Castel de), écrivain et philanthrope, au nom duquel restera éternellement attaché le souvenir du projet de paix perpétuelle, dont la conception semble devenir chaque jour plus impraticable. La vie entière de ce digne abbé se consuma en travaux et en actions qui avaient pour but le bonheur des hommes. Donner et pardonner devait être à son avis la base de toute la morale, et il la mettait constamment en pratique ; ce fut lui aussi qui créa ou tout au moins ressuscita le mot de bienfaisance, exprimant une vertu qu'il exerçait chaque jour. L'abbé de Saint-Pierre était né le 18 février 1658, et l'Académie française lui avait ouvert ses portes en 1695 ; mais un jour dans sa Polysynodie, l'abbé s'exprima sévèrement sur le règne de Louis XIV. Le cardinal de Polignac déféra le livre à l'Académie, qui condamna l'auteur sans daigner l'entendre, et l'exclut de son sein en 1718. J.-J. Rousseau, qui partagea et développa quelques-unes des idées de l'abbé de Saint-Pierre, a dit de lui : « C'était un homme rare, l'honneur de son siècle et de son espèce. »

L'abbé de Saint-Pierre était un homme de bien et de talent, justement estimé. Dans les circonstances présentes, l'idée qu'il avait poursuivie de son vivant donnait à son évocation une sorte d'actualité.

(Société de Paris ; 17 mai 1867 ; méd. M. Rul.)

Evocation. La note que nous venons de lire dans les Ephémérides du Siècle, nous a rappelé votre mémoire, et nous y avons lu avec intérêt le juste tribut d'éloges rendu aux qualités qui vous ont mérité l'estime de vos contemporains, et vous assurent celle de la postérité. Un homme qui a eu des idées aussi élevées ne peut être qu'un Esprit avancé ; c'est pourquoi nous serons heureux de profiter de vos instructions, si vous voulez bien venir parmi nous. Nous serons particulièrement charmés de connaître votre opinion actuelle sur la paix perpétuelle qui a fait l'objet de vos préoccupations.

Réponse. Je viens avec plaisir répondre à l'appel du président. Vous savez qu'à toutes les époques, des Esprits viennent s'incarner sur la terre, pour aider à l'avancement de leurs frères moins avancés. Je fus un de ces Esprits. J'avais le devoir de chercher à persuader aux hommes qui ont l'habitude des luttes fratricides, qu'il viendrait une époque où les passions qui engendrent la guerre feraient place à l'apaisement et à la concorde. Je voulais leur faire pressentir qu'un jour les frères ennemis se réconcilieraient, se donneraient le baiser de paix, qu'il n'y aurait place dans leur cœur que pour l'amour et la bienveillance, et qu'ils ne penseraient plus à forger les armes qui sèment la mort, la dévastation et les ruines ! Si je fus bienveillant, c'était l'effet de ma nature plus avancée que celle de mes contemporains. Aujourd'hui, un grand nombre parmi vous pratique cette vertu évangélique, et, si elle est moins remarquée, c'est qu'elle est plus répandue et que les mœurs se sont adoucies.

Mais je reviens à la question qui fait l'objet de cette communication, à la paix perpétuelle. Il n'y a pas un seul Spirite qui doute que ce qu'on appelle une utopie, le rêve de l'abbé de Saint-Pierre, ne devienne plus tard la réalité.

On n'a pas beau jeu aujourd'hui, au milieu de toutes ces clameurs qui annoncent l'approche de graves événements, de parler de paix perpétuelle ; mais soyez bien persuadés que cette paix descendra sur votre terre. Vous assistez à un grand spectacle, à celui de la rénovation de votre globe. Mais que de guerres auparavant ! que de sang répandu ! que de désastres ! Malheur à ceux qui, par leur orgueil, par leur ambition, auront déchaîné la tempête ! Ils auront à rendre compte de leurs actes à celui qui juge les grands et les puissants comme les plus petits de ses enfants !

Persévérez tous, frères, qui êtes aussi les apôtres de la paix perpétuelle, car être les disciples de Christ, c'est prêcher la paix, la concorde. Cependant, je vous le dis encore, avant que vous ne soyez témoins de ce grand événement, vous verrez de nouveaux engins de destruction, et plus les moyens de s'entretuer se multiplieront, plus vite les hommes prépareront l'avènement de la paix perpétuelle.

Je vous quitte en vous répétant les paroles de Christ : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Celui qui fut L'abbé de Saint-Pierre.



Dissertations spirites

Des Erreurs Scientifiques

Paris, 20 mars 1867, groupe de M. Lampérière

De même que le corps a ses organes de locomotion, de nutrition, de respiration, etc., de même l'Esprit a des facultés variées qui se rapportent respectivement à chaque situation particulière de son être. Si le corps a son enfance, si les membres de ce corps sont faibles et débiles, incapables d'ébranler les fardeaux qu'ils pourront plus tard soulever sans peine, l'Esprit possède tout d'abord des facultés qui doivent, comme tout ce qui existe, passer de l'enfance à la jeunesse et de la jeunesse à l'âge mûr. Demanderez-vous à l'enfant au berceau d'agir avec la rapidité, la sûreté et l'habileté de l'homme fait ? Non, ce serait folie, n'est-ce pas ? Il ne faut exiger de chacun que ce qui rentre dans le cadre de ses forces et de ses connaissances. Demander à celui qui n'a jamais touché un livre de mathématiques ou de physique, de raisonner sur une branche quelconque des connaissances qui dépendent de ces sciences, serait aussi peu logique que de prétendre exiger une description exacte d'une contrée lointaine, d'un Parisien qui n'a jamais quitté l'enceinte de sa ville natale et quelquefois de son faubourg !

Il est donc nécessaire, pour juger sainement d'une chose, d'avoir de cette chose une connaissance aussi complète que possible. Il serait absurde de faire subir un examen de lecture courante à celui qui commence à peine à épeler ; et cependant !… cependant, l'homme, cet humanimal doué de raison, ce puissant de la création, pour qui tout est obstacle dans le livre des mondes, cet enfant terrible qui bégaie à peine les premiers mots de la vraie science, ce mystifié de l'apparence, prétend lire, sans hésitation, les pages les plus indéchiffrables du manuel que la nature présente chaque jour à ses yeux. L'inconnu naît sous ses pas ; il le heurte à ses côtés ; en avant, en arrière, partout, en tout, ce ne sont que problèmes sans solution, ou dont les solutions connues sont illogiques et irrationnelles, et le grand enfant détourne ses yeux du livre, en disant : Je te connais, à un autre !… Ignorant des choses, il s'attache aux causes de ces choses et sans boussole, sans compas, il s'embarque sur la mer orageuse des systèmes préconçus, qui le conduit fatalement à un naufrage dont le doute et l'incrédulité sont le résultat ! Le fanatisme, fils de l'erreur, le tient sous son sceptre ; car, sachez-le bien, le fanatique n'est pas celui qui croit sans preuve et qui, pour une foi incomprise, donnerait sa vie ; il y a des fanatiques d'incrédulité, comme il y a des fanatiques de foi !

La route du vrai est étroite, et il est nécessaire de sonder le terrain avant de s'avancer, pour ne point se précipiter dans les abîmes qui l'entourent à droite et à gauche.

Hâte-toi lentement, dit la sagesse des nations, et comme toujours lorsqu'elle est d'accord avec le bon sens, la sagesse des nations a raison. – Ne laisse point d'ennemis derrière toi, et n'avance que quand tu seras sûr de ne point être obligé de retourner en arrière. – Dieu est patient parce qu'il est éternel ; l'homme, qui a l'éternité devant lui, peut, lui aussi, être patient.

Qu'il juge sur l'apparence, qu'il se trompe et reconnaisse son erreur dans l'avenir, c'est logique ; mais qu'il prétende ne point pouvoir se tromper, qu'il assigne une limite quelconque à l'entendement humain, l'enfant reparaît sur l'eau avec ses caprices et ses colères impuissantes !… Le jeune cheval n'a pas encore jeté sa gourme ; il s'emporte, il se cabre ! le sang brûlé circule dans ses veines !… Laissez-le faire, l'âge saura calmer son ardeur sans la détruire, et il en tirera plus de profit en en mesurant plus sagement la dépense !

En naissant, l'homme vit une plaine formée de terre et de roc s'étendre sans limite sous ses pas ; une plaine d'azur parsemée de feux scintillants s'étendait sur sa tête et paraissait se mouvoir régulièrement ; il en conclut que la terre était un large plateau accidenté, surmonté d'une coupole animée d'un mouvement constant. Rapportant tout à lui, il se fit le centre d'un système créé pour lui, et la terre immuable contempla le soleil tournant dans la plaine céleste. Aujourd'hui, le soleil ne tourne plus et la terre s'est mise en mouvement ; le premier point ne serait peut-être pas difficile à élucider selon la Bible, car, si Josué ordonna un jour au soleil de s'arrêter, on ne voit nulle part qu'il lui ait commandé de reprendre sa course.

L'intelligence humaine d'aujourd'hui donne un démenti aux travaux des intelligences d'une époque plus reculée, et ainsi, d'âge en âge, jusqu'à l'origine, et cependant, malgré les leçons du passé, bien qu'il s'aperçoive, par des précédents, que l'utopie d'hier est souvent demain réalité, l'homme s'obstine à dire : Non, tu n'iras pas plus loin ! Qui pourrait faire plus que nous ? L'intelligence est au sommet de l'échelle ; après nous, on ne peut que descendre !… Et pourtant, ceux qui disent cela sont les témoins, les propagateurs et les promoteurs des merveilles accomplies par la science actuelle. Ils ont fait de nombreuses découvertes qui ont singulièrement modifié les théories de leurs devanciers ; mais qu'importe !… Le moi parle chez eux plus haut que la raison. Jouissant d'une royauté d'un jour, ils ne peuvent admettre qu'ils seront soumis demain à une puissance que l'avenir tient à l'abri de leurs regards.

Ils nient l'Esprit, comme ils niaient le mouvement de la terre !… Plaignons-les, et consolons-nous de leur aveuglement en nous disant que ce qui est ne peut rester éternellement caché ; la lumière ne peut devenir l'ombre ; la vérité ne peut devenir erreur ; les ténèbres s'effacent devant l'aurore.

O Galilée !… où que tu sois, tu te réjouis, car elle se meut… et nous pouvons nous réjouir, nous aussi, car notre terre à nous, notre monde, l'intelligence, l'Esprit a aussi son mouvement incompris, inconnu, mais qui deviendra bientôt aussi évident que les axiomes reconnus par la science.

François Arago.

L'exposition

Paris. Groupe Desliens. Méd. M. Desliens

L'observateur superficiel qui jetterait en ce moment les yeux sur votre monde, sans trop se préoccuper de quelques petites taches disséminées à sa surface, et qui semblent destinées à faire ressortir les splendeurs de l'ensemble, se dirait, sans aucun doute, que l'humanité n'a jamais présenté une physionomie plus heureuse. Partout, on célèbre à l'envi les noces de Gamache. Ce ne sont que fêtes, trains de plaisir, villes parées et joyeux visages. Toutes les grandes artères du globe amènent dans votre capitale trop étroite la foule bariolée venue de tous les climats. Sur vos boulevards, le Chinois et le Persan saluent le Russe et l'Allemand ; l'Asie en cachemire donne la main à l'Afrique en turban ; le nouveau monde et l'ancien, la jeune Amérique et les citoyens du monde européen se heurtent, se coudoient, s'entretiennent sur le ton d'une inaltérable amitié.

Est-ce donc véritablement que le monde soit convié à la fête de la paix ? L'exposition française de 1867 serait-elle le signal tant attendu de la solidarité universelle ? – On serait tenté de le croire, si toutes les animosités étaient éteintes ; si chacun, songeant à la prospérité industrielle et au triomphe de l'intelligence sur la matière, laissait tranquillement les engins de mort, les instruments de violence et de force, dormir au fond de leurs arsenaux à l'état de reliques bonnes pour satisfaire la curiosité des visiteurs.

Mais en êtes-vous là ? Hélas ! non ; le visage grimace sous le sourire, l'œil menace quand la bouche complimente, et on se serre cordialement la main, au moment même où chacun médite la ruine de son voisin. On rit, on chante, on danse ; mais écoutez bien, et vous entendrez l'écho répéter ces rires et ces chants comme des sanglots et des cris d'agonie !

La joie est sur les visages, mais l'inquiétude est dans les cœurs. On se réjouit pour s'étourdir, et, si l'on songe au lendemain, on ferme les yeux pour ne point voir.

Le monde est en crise, et le commerce se demande ce qu'il fera quand le grand brouhaha de l'Exposition sera passé. Chacun médite sur l'avenir, et l'on sent qu'en ce moment on ne vit qu'en hypothéquant le temps futur.

Que manque-t-il donc à tous ces heureux ? Ne sont-ils pas aujourd'hui ce qu'ils étaient hier ? ne seront-ils pas demain ce qu'ils sont aujourd'hui ? Non, l'arc commercial, intellectuel et moral, se redresse de plus en plus, la corde se tend, la flèche va partir ! – Où les mènera-t-elle ? – Voilà le secret de la crainte instinctive qui se reflète sur bien des fronts ! Ils ne voient pas, ils ne savent pas, ils pressentent un je ne sais quoi ; un danger est dans l'air, et chacun tremble, chacun se sent moralement oppressé, comme lorsqu'un orage prêt à éclater agit sur les tempéraments nerveux. Chacun est dans l'attente, et qu'arrivera-t-il ? une catastrophe ou une solution heureuse ? Ni l'une ni l'autre, ou plutôt les deux résultats coïncideront.

Ce qui manque aux populations inquiètes, aux intelligences aux abois, c'est le sens moral attaqué, macéré, à demi détruit par l'incrédulité, le positivisme, le matérialisme. On croit au néant, mais on le craint ; on se sent au seuil de ce néant et l'on tremble !… Les démolisseurs ont fait leur œuvre, le terrain est déblayé. – Construisez donc avec rapidité pour que la génération actuelle ne reste pas davantage sans abri ! Jusqu'ici le ciel s'est maintenu étoilé, mais un nuage apparaît à l'horizon ; couvrez vite vos toits hospitaliers ; conviez-y tous les hôtes de la plaine et de la montagne. L'ouragan va bientôt sévir avec vigueur, et alors, malheur aux imprudents, confiants en la certitude du beau temps. Ils auront la solution de leurs craintes vagues, et, s'ils sortent de la lice meurtris, déchirés, vaincus, ils ne devront s'en prendre qu'à eux-mêmes, qu'à leur refus d'accepter l'hospitalité si généreusement offerte.

A l'œuvre donc ; construisez toujours au plus vite ; accueillez le voyageur qui vient à vous, mais allez aussi chercher, et tentez d'amener à vous celui qui s'éloigne sans frapper à votre porte, car Dieu sait à combien de souffrances il serait exposé avant de trouver la moindre retraite capable de le préserver des atteintes du fléau.

Moki.

Allan Kardec.


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